Vous
êtes l’amour malheureux du Führer
Jean-Noël Orengo
Édition Grasset,
2024 (272 pages)
Crimes et
monuments
«
Ce n’est pas rien d’avoir été l’amour malheureux du Diable. »
Comment Albert Speer, cet homme ambigu et complexe, se
retrouva-t-il être l'un des proches d'Adolf Hitler, l'architecte du Reich et
ministre des armements, un nazi parmi les plus influents ? Et pourtant,
parvint-il à devenir une figure emblématique, une sorte de héros aux yeux du
monde après la guerre ? C'est là la question que soulève Jean-Noël Orengo dans
sa "contre-biographie" Vous
êtes l'amour malheureux du Führer. Un roman qu'il présente comme le fruit
de sa propre fascination pour Speer et pour la relation trouble, mais
indéniablement particulière, qui lia cet homme à Hitler.
Le roman débute en explorant cette relation singulière entre
Albert Speer, l'architecte avide de pouvoir, et Adolf Hitler, le dictateur qui
rêvait d'être architecte. Leur lien est décrit de manière intime, parfois
presque amoureuse, l'intrigue s'articulant autour des étapes d'une relation
complexe. À travers cette dynamique, l’auteur interroge le rapport entre l'art
et le pouvoir, via une réflexion dense et fascinante sur la manière dont l'art
peut servir les ambitions politiques. Ce sont les moments cruciaux de leur
relation qui sont ainsi mis en lumière, avec une grande attention portée à
l'évolution de leur lien.
Speer, bien qu’ayant été un acteur clé du régime nazi, se trouve
bouleversé lorsqu’il découvre les horreurs de la Solution finale. Horrifié, il
choisit de désobéir à Hitler et de s'éloigner de lui, mais cette rupture n'est
que temporaire. Car malgré la monstruosité des actes du dictateur, Speer reste
fidèle à l’homme qu’il vénérait. Après la guerre, l'architecte se sent
coupable, malgré son ignorance apparente, se définissant comme "coupable
collectivement, innocent individuellement". C’est ce paradoxe même qui
tisse l’essence même du roman.
La question se pose alors : comment croire à son innocence ?
L'improbabilité de la position de Speer en tant que ministre de l'armement, qui
aurait ignoré les atrocités du régime, semble en effet difficile à accepter.
Pourtant, il continue à faire croire en sa version, plus belle, plus
séduisante, et c’est là la force de son mensonge. Orengo nous montre comment,
malgré les preuves tangibles de sa complicité, la beauté du récit qu’il a
construit a permis à Speer de tromper le monde, de se créer un mythe, une
légende qui efface la réalité.
Le roman, à mesure qu’il avance, se transforme en une réflexion
sur le pouvoir de la fiction. Entre autobiographie et autofiction, Orengo
questionne assurément la mémoire, la manière dont l’histoire est écrite, et ce
que nous devons retenir de ces personnages nazis. Faut-il les oublier, les
condamner ou chercher à comprendre ce qui les a poussés à agir ainsi ? C’est
dans ce jeu de miroir entre réalité et invention que réside la véritable
question du roman.
Vous êtes l'amour
malheureux du Führer est une œuvre
rare et singulière, une exploration poignante de la relation entre deux hommes
fascinants et dévastateurs, qui s'élargit en une réflexion plus profonde sur la
mémoire, le mensonge et la construction du mythe. Par cette fiction, Jean-Noël
Orengo tente non seulement de déconstruire le mythe d'Albert Speer, mais aussi
de se libérer de son propre envoûtement par cet homme et par l’histoire qu’il a
laissée derrière lui.
Riche
en éléments historiques, à lire absolument !
Suaad Ibrahim
Omar
Département de Français
Faculté des
Lettres
Université de
Khartoum
Madelaine avant l'aube
Sandrine Collette
Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)
Le
mal qui laisse place à l’espoir
Sans spécifier ni lieu ni temps, ce roman rural noir dépeint un
monde saisissant qu’on a l’impression de connaître de près : celui d’un
village marqué par l’isolement et la dureté de la vie. Dès le prologue, Eugène,
un fermier, apprend qu’un malheur est survenu chez lui. Une tension
émotionnelle s’installe dès le début. Puis ensuite, on fait la connaissance de
Rose, une femme âgée, et des jumelles Amber et Aelias. Amber, mariée à un
buveur, souffre de ne pas avoir enfanté, tandis qu’Aelias a trois fils avec
Eugène. Rose offre à Amber une petite fille qu’elle a trouvée quelque part. Et
l’intrigue s’enchevêtre !
Dans ce roman, la nature est un personnage central, une belle
personnification intensifiant l’atmosphère de souffrance et de résilience. Il y
a les villageois qui acceptent leur sort, comme les femmes qui, après avoir
subi des violences, finissent par se soumettre. Leur silence en dit long sur la
peur et la fatigue, mais elles n’ont pas d’autre choix que de s’accrocher à la
vie.
Madelaine, décrite comme une rebelle, incarne une force qui
pourrait déranger l’équilibre du village. À travers elle, on pourrait constater
que les femmes, bien que traitées comme des êtres inférieurs, démontrent une
grande force même dans leur vulnérabilité, tout en conservant une humanité que
les hommes eux-mêmes semblent parfois perdre.
Les liens familiaux sont au cœur de l’histoire, en dépit de
l’hostilité de l’environnement. On constate que Germain ressent le manque de
son frère et les jumelles, quant à elles, s’unissent pour lutter contre la
séparation. Sandrine Collette, dans ce roman, dépeint une image puissante de la
souffrance et des liens humains, rendant la lecture à la fois aigre-douce et
immersive.
Une plume savoureuse que je recommande fortement !
Suaad Ibrahim
Omar
Département de
Français
Faculté des
Lettres
Université de
Khartoum
Abdallah TAÏA
Le Bastion
des Larmes
Paris, Éditions Julliard, 2024
Roman neuf mais
vieille histoire
Le Bastion des
Larmes raconte l’histoire de Youssef, un
homosexuel marocain vivant en France et qui revient au Maroc pour des
funérailles. C’est là que des souvenirs remontent en lui : ses relations avec
ses sœurs, son ami Najib, la violence et le traumatisme qu’il a subis, ainsi
que sa réticence à pardonner à sa famille.
Dans cette autobiographie, Abdellah Taïa aborde des thèmes qu’il
semble maîtriser, à savoir la pauvreté, l’homosexualité et la discrimination.
D’évidence, ses expériences personnelles apportent une profondeur émotionnelle
et une sensibilité unique et touchante. Son style d’écriture, où le dialogue se
mêle à la narration sans claire distinction, laisse libre cours à un flux lisse
et tranquille. Sa plume, à la fois simple et poétique, dégage une douceur rare.
L’aspect visuel dans son écriture est puissant et de fait, il ne serait pas
surprenant que l’auteur envisage une adaptation cinématographique, comme il l’a
déjà fait avec L'Armée du Salut.
La répétition de certains mots ou phrases au cours des dialogues
soulignent quelques aspects intéressants relatifs aux protagonistes. On
constate qu’à l’exception de Youssef, les autres parlent abondamment, divaguent
et répètent souvent les mêmes idées. Cette manière de dialoguer donne une
impression de monologue intérieur, révélant les doutes, les peurs et les
croyances des protagonistes. À l’inverse, Youssef adopte la posture du
spectateur. On ne connaît que peu de choses sur lui en dehors de son
homosexualité, ce qui rend d’ailleurs l’empathie difficile à son égard.
L’homosexualité et l’hypocrisie sociale restent les deux thèmes
centraux du roman. On ne cesse d’observer comment chaque personnage fait face à
l’isolement, à l’ostracisme et à la violence. Youssef fuit vers une société
plus accueillante, Najib acquiert le respect par le biais de l’argent, Kaddour
embrasse pleinement son identité, tandis que Khalid sacrifie la sienne pour
s’adapter. Chacun d’eux finit par perdre quelque chose !
L’apparition de Najib dans les rêves de Youssef, ainsi que leurs
conversations après sa mort, symbolisent un lien surnaturel et profond, en
dépit de la distance qui les sépare. Ils sont unis par leurs larmes, une
souffrance partagée qui constitue un espace sûr l’un pour l’autre.
Ce roman se concentre sur des thèmes très personnels. Néanmoins,
Abdellah Taïa semble parfois céder à des émotions récurrentes. Ces émotions se reflètent
à travers ce roman et son parcours, donnant l’impression d’une stagnation
narrative. La scène où l’imam lave le corps de Najib traduit parfaitement cet
aspect. Dégoûtante et ridicule, elle n’apporte pas grand-chose à l’histoire
selon moi.
À un moment donné, on a l’impression que l’unique préoccupation de
l’auteur est de faire passer son récit, même si c’est avec des scènes
complètement déconnectées de la réalité des sociétés arabo-musulmanes. Ce qui
d’ailleurs rend l’histoire discordante. Par exemple, il est extrêmement
difficile de pouvoir imaginer qu’un enfant puisse être violé en public dans une
société arabo-musulmane sans qu’aucun témoin ne réagisse d’une manière ou d’une
autre ! Il faut l’avouer : l’idée que tout le monde, sauf Youssef, accepte
cet acte de viol me paraît irréaliste et ridicule.
Redondante et hyperbolique mais belle et audacieuse ! C’est ainsi
que je décrirais la plume de Taïa que je recommande quand même !
Suaad Ibrahim
Omar
Département de
Français
Faculté des
Lettres
Université de
Khartoum
Jour
de ressac
Maylis
de Kerangal
Éditions Gallimard, 2024 (256 pages)
Une
femme et une ville
Une femme, à peine rentrée du travail, vers 14h, reçoit un appel
de la part du commissariat suite à la découverte d’un homme mort au Havre, sa ville
natale. On aurait trouvé son numéro de portable dans la poche de la victime.
Bien qu’elle ne reconnaisse pas du tout cet homme, elle décide quand même de
retourner au Havre, ne serait-ce que pour chercher à comprendre le lien entre
eux.
Ce roman va au-delà du mystère du meurtre qui n’est en fait que la
face extérieure ; il s’agit en fait d’un portrait intime de la narratrice,
une femme de cinquante ans, mariée et mère, qui doit se confronter à son passé.
À travers des réflexions sur sa jeunesse, notamment son premier amour, elle
explore ses souvenirs et ses émotions. La narration à la première personne,
accompagnée de descriptions détaillées de la ville, permet une connexion intime
avec le lecteur.
Le Havre est presque un personnage à part entière, décrit à travers
son passé et son présent, son histoire tragique résonnant avec les émotions de
la narratrice. Ce roman, publié pour le 80e anniversaire de la libération du
Havre, révèle le lien profond de l’auteure, Maylis de Kerangal, avec la ville.
De nombreuses histoires parallèles, comme la guerre en Ukraine et
la crise de l’art face à l'IA, enrichissent le récit sans le détourner de son
essence.
Jour de ressac est un faux-thriller qui, au lieu de se concentrer uniquement sur
l’intrigue, offre une exploration bouleversante et émouvante de son héroïne.
Une plume émouvante !
À lire et à relire !
Suaad Ibrahim
Omar
Département de
Français
Faculté des
Lettres
Université de
Khartoum
Jacaranda
Gaël Faye
Éditions
Grasset, 2024 (288 pages)
D'où l’on vient
Huit ans après l’acclamation de Petit pays, Gaël Faye signe son retour avec un roman d’une émotion
aussi profonde que nécessaire. À travers l’histoire de quatre générations, Jacaranda s’immisce dans les entrailles
du Rwanda, non seulement pour relater ses tragédies passées, mais surtout pour
explorer le douloureux après. Comment les hommes, meurtris par l’histoire,
parviennent-ils à se reconstruire, à se réinventer malgré les ombres du passé
et à avancer en laissant derrière eux la haine qui les a défigurés ?
Le narrateur, Milan, est né d’un père français et d’une mère
rwandaise, mais il ignore presque tout de ce pays lointain, que sa mère refuse
obstinément de partager avec lui. Lorsqu’un neveu, orphelin du génocide, surgit
puis disparaît subitement de leur vie, Milan prend conscience de la pièce
manquante dans son existence, de ce vide douloureux et inexplicable. À travers
ses séjours successifs au Rwanda, de 2000 à 2020, il entreprend un voyage de
découverte, non seulement du passé de sa mère et de son pays, mais aussi de
l’âme de sa propre famille.
Une amitié, fragile et belle, naît entre Milan et Claude, mais la
réalité se révèle implacable : malgré les liens du sang, leurs mondes
respectifs sont irréductiblement différents. Milan, qui n’a jamais été
confronté à la souffrance, peine à comprendre la profondeur du traumatisme qui
ronge Claude. Cette distance entre eux est le reflet de la fracture, de
l’irréversible séparation entre ceux qui sont restés et ceux qui sont
partis.
Gaël Faye, avec une finesse rarissime, n’hésite pas à aborder
l’histoire du Rwanda dans toute sa complexité et ses contradictions, sans
chercher à édulcorer la vérité. Les événements, d’une densité accablante, sont
dépeints avec une telle sensibilité qu’ils s’inscrivent dans l’intime. Le
lecteur découvre peu à peu, à travers les récits de témoins, des instants de
mémoire, des fragments d’un passé lourd de douleur. Parmi ces voix, celle de
Stella, rendant hommage à Rosalia, son arrière-grand-mère centenaire, figure de
sagesse et de survie, ayant traversé les tumultes du temps. Leur relation
incarne une continuité, un héritage familial porté par les vagues de violence. À
travers les témoignages poignants de Claude et Eusébie, l’auteur nous invite à
réfléchir sur la cruauté des hommes, hier amis et voisins, aujourd’hui
bourreaux ; à mesurer la force inouïe des survivants qui, contre toute attente,
trouvent la force de se relever, d’affronter la mémoire de l’horreur.
Un moment clé du roman s’ouvre sur le désespoir de Claude, qui se
demande si le Pays des mille collines, ce peuple épuisé, pourra jamais
guérir. Mais l’auteur, toujours porteur d’une lueur d’espoir, introduit cette
phrase lumineuse : « Puis je pensais aussitôt à Claude, à Eusébie,
à Stella, et quelque chose se fissurait en moi, laissant passer un soleil
insensé, la possibilité, malgré tout, de la vie et de la beauté. »
Ce passage, plus que tout autre, incarne l’essence même de l’œuvre : l’idée que
la rédemption et l’espoir ne résident que dans la solidarité humaine, dans la
force du collectif, dans l’unité retrouvée. Le roman se conclut sur une scène
émouvante où le narrateur, après avoir laissé échapper ses larmes, se trouve
réconforté par la présence chaleureuse et bienveillante de ceux qui l’entourent
: « Je pleure. Je sens alors des mains me caresser le dos, des voix me
consoler, des présences me réconforter. Je ne suis pas seul. Je ne suis plus
seul. »
L’auteur interroge également le thème du traumatisme
générationnel, cette douleur invisible mais persistante et pesante. Milan et
Stella, bien qu’ils n’aient pas vécu directement la violence, en sont
profondément marqués. La mère de Milan, en cherchant à effacer son passé pour
le préserver, empêche son fils de comprendre la vérité et le vide qui la hante.
Le silence de cette mère devient dès lors le terrain d’un malaise insurmontable
dans leur relation. Stella, la génération d’après le génocide, porte le fardeau
d’être le « fruit du sacrifice », lourd héritage d’un monde fracassé.
Le jacaranda, cet arbre majestueux et emblématique du Rwanda, est
un symbole de cet héritage douloureux et lumineux à la fois. La souffrance, la
mort, mais aussi la réconciliation et l’espoir. À travers cet arbre, Gaël Faye
parvient à distiller une vérité simple et poignante : la vie, malgré tout,
trouve toujours un moyen de surgir, d’éclore.
Avec une grande maîtrise du langage et une sensibilité à fleur de
peau, l’auteur nous offre un roman d’une beauté poignante. Jacaranda est un chant d’espoir, une méditation sur le temps et la
résilience, qui n’élude aucune des ombres de l’histoire rwandaise. Une lecture
lumineuse, intense et nécessaire, que je recommande à chacun
d’expérimenter.
Suaad Ibrahim
Omar
Département de
Français
Faculté des
Lettres
Université de
Khartoum
Kamel Daoud
Houris
Éditions Gallimard, 2024 (352 pages)
Une aphonie bruyante
Dans Houris, Kamel Daoud
tisse l’histoire d’Aube, survivante de la guerre civile algérienne, marquée à
jamais par la violence. Elle perd sa voix, mais son « sourire », une canule qui
la maintient en vie, devient un symbole de son combat contre l’oubli. Vingt ans
plus tard, enceinte, elle cherche à transmettre à son enfant une vérité
douloureuse : parfois, il vaut mieux ne pas être né.
À travers la figure d’Aube, Daoud explore l’oppression des femmes
et la résistance discrète qu’elles opposent. Son salon de beauté devient un
refuge, un lieu où la beauté, souvent ignorée, se transforme en acte de
subversion contre le patriarcat. La guerre, elle, est effacée par la réconciliation
nationale, mais le « sourire » d’Aube, lui, témoigne de la douleur persistante.
Dans la seconde partie, Aïssa, un compagnon, évoque les massacres
à travers des dates, questionnant la mémoire et l’effacement imposé par le
silence. Aube, enceinte, hésite : tuer ou non son enfant devient une métaphore
du combat entre mémoire et oubli.
La troisième partie dévoile une injustice systémique : les femmes
sont accusées, oubliées, tandis que les hommes, responsables, obtiennent le
pardon. L’oubli devient une forme de survie, mais aussi de miséricorde, comme
le montre Hamra, une victime marquée par la guerre.
Houris, c’est un cri contre l’effacement du passé, une plongée dans les
cicatrices invisibles d’un pays, un texte dense et poétique, un hymne à la
mémoire et à la résistance.
Une
plume savoureuse !
Suaad Ibrahim
Omar
Département de
Français
Faculté des
Lettres
Université de
Khartoum
Archipels
Hélène Gaudy
Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)
Perdu,
puis retrouvé
Dans Archipels, Hélène
Gaudy explore la mémoire et la vieillesse à travers le portrait intime de son
père vieillissant, qu’elle compare à une île engloutie, engloutie par le temps.
L’île, métaphore de l’isolement imposé par l’âge, devient le centre du récit,
où l’auteur se plonge dans l’analyse de son père sous divers angles : homme,
artiste, professeur, père et enfant. Ces fragments d’une vie éclatée se mêlent
aux poèmes, carnets et rêves de ce père, créant un récit à la fois personnel et
universel.
La plume de Gaudy, légère et poétique, s’apparente à un puzzle :
une construction non linéaire, presque chaotique, qui imite la fluidité des
souvenirs. Cette structure, parfois déroutante, restitue l’ambiguïté des
mémoires et la quête incessante d’un sens caché derrière les fragments du
passé. À travers cette recherche, l’auteure dévoile une relation complexe entre
le père et la fille, une connexion profonde entre art et vie, entre héritage et
découverte.
Les thèmes abordés — la vieillesse, la perte, la jeunesse, la mort
— sont universels, mais traités avec une sensibilité personnelle, voire
confidentielle. Le récit touche à l’essentiel : cette peur de se perdre dans
l’abstraction et de se détacher du concret, une crainte partagée par tous ceux
qui traversent le temps. L’écrivain, en scrutant son père, scrute aussi le
monde, l’histoire, et tout ce qui reste de la mémoire humaine.
Archipels est une œuvre délicate, où chaque ligne, chaque image poétique
dépeinte avec des mots, semble chercher à capturer l’âme d’un père et d’une
époque. Un roman à la fois intimiste et universel, qui laisse une empreinte
indélébile dans le lecteur.
Suaad Ibrahim
Omar
Département de
Français
Faculté des
Lettres
Université de
Khartoum
Kamel Daoud
Houris
Éditions Gallimard, 2024
(352 pages)
Au-delà des ruines, l’éclat des âmes
La guerre, immense
tragédie où s’entrelacent les hurlements de l’histoire et les soupirs des âmes,
se déploie dans Houris avec une intensité rare. Chaque page vibre comme
une onde, oscillant entre lumière et ombre, espoir et désespoir, mêlant
l’intime et l’universel dans une alchimie poignante. Kamel Daoud, maître des
silences évocateurs, compose un roman où chaque mot vibre comme une corde
sensible, où chaque silence creuse un abîme. C’est une symphonie tragique, où
les échos de la mémoire résonnent comme un cri dans l’obscurité. Aube, héroïne
lumineuse et brisée, incarne le cœur battant de ce récit. Marquée par une
cicatrice longue de dix-sept centimètres, elle porte sur son visage une douleur
enfouie mais omniprésente. Ce sourire figé, à la fois défiant et résigné, est
un murmure que le silence prolonge, un refus obstiné d’oublier. Aube n’est pas
simplement une femme : elle est une allégorie vivante, un fragment d’Algérie
tiraillé entre passé et avenir, une étoile égarée dans une nuit sans fin. Elle
incarne les luttes silencieuses, les blessures inexprimées d’une nation en
quête de réconciliation avec ses fantômes. Oran, cette ville à la fois tangible
et éthérée, s’anime sous la plume de Daoud. Ses ruelles enchevêtrées, baignées
de clartés vacillantes, reflètent un passé omniprésent. La mer, omnisciente,
tantôt berceau apaisant, tantôt gouffre insondable, reflète les fractures d’une
nation et devient le miroir des tourments d’Aube. Chaque description, empreinte
de poésie grave, invite le lecteur à sonder des profondeurs où la beauté côtoie
l’effroi, où chaque détail porte une vérité poignante. La mémoire, dans Houris,
est une rivière souterraine, insaisissable mais omniprésente. Comment avancer
lorsque chaque pas est hanté par les spectres d’hier ? Aube, dans son mutisme
imposé, devient le symbole d’une Algérie en quête d’elle-même, un pays suspendu
entre l’amnésie et la réminiscence. Mais le roman ne se limite pas à une
fresque mélancolique : il célèbre aussi une féminité indomptable. Les houris,
figures mythiques promises aux martyrs, trouvent ici une nouvelle incarnation.
En nommant sa fille Houri, Aube réécrit un mythe céleste en une réalité de
résilience et de renaissance. Ce choix est un acte de rébellion douce, une
proclamation d’espoir. Le style de Daoud s’élève comme une houle, mêlant la
précision d’un orfèvre à l’intensité d’un visionnaire. Ses métaphores, ciselées
avec soin, éclairent les zones d’ombre tout en conférant au texte une dimension
universelle. La mer dialogue avec les cicatrices, le silence devient une langue
plus vibrante que les mots. Chaque phrase, étoile dans la nuit, éclaire un
chemin invitant à une expérience esthétique et viscérale. Chaque mot semble
choisi pour ce qu’il dit et ce qu’il était, pour l’univers invisible qu’il
suggère. L’apogée du roman réside dans le retour d’Aube à son village natal. Ce
voyage, à la fois charnel et spirituel, est une descente aux Enfers autant
qu’une quête de rédemption. Les ruines, témoins muets d’un passé écrasant,
murmurent des vérités longtemps enfouies. Peut-on renaître sans affronter les
ombres ? Peut-on guérir sans rouvrir les plaies anciennes ? Ces questions hantent
chaque page, tissant un dialogue entre l’individu et le collectif, entre
visible et invisible. Dans cet affrontement, Aube trouve non pas des réponses,
mais une sérénité âprement conquise. Houris est aussi un roman des
silences : ces espaces entre les mots où le lecteur plonge, comme dans une mer
infinie. La ville d’Oran, presque personnifiée, raconte les absents et les
survivants. La mer, douce et terrible, devient le réceptacle de toutes les
contradictions humaines. Les souvenirs, tels des spectres flottants, errent
dans les interstices de ce texte où chaque absence est une présence criante. Houris
dépasse les frontières du roman pour devenir une élégie, une catharsis
littéraire. Ce n’est pas une œuvre que l’on parcourt distraitement : c’est une
immersion totale, où chaque vague transforme et révèle. Kamel Daoud, par sa
plume lumineuse et grave, tend au lecteur un miroir révélant nos propres
cicatrices, silences inexprimés et espoirs inavoués. Il invite à méditer sur la
survie et sur ce qui reste de nous après les tempêtes. Ne lisez pas seulement Houris
: laissez-vous emporter par son souffle et sa mélodie. Dans ces pages, vous
trouverez bien plus qu’un récit : une exploration de l’âme humaine, un hommage
à la résilience, et la preuve que, dans les débris du passé, des étoiles
attendent encore de briller.
Géovanna Salloum
Département de français
Faculté des lettres et
des Sciences humaines
Université Saint-Joseph de Beyrouth
Vous êtes l’amour malheureux du Führer
Jean-Noël Orengo
Édition
Grasset, 2024 (272 pages)
« Ce n’est pas rien d’avoir été l’amour malheureux du Diable »
Orengo accouche
d’un théâtre politico-artistique mettant en jeu une comédie romantique
homo-érotique rompant avec l’atrocité du décor nazi. Le roman publié en 2024
chez Grasset, est un calque
romanesque des mémoires d’Albert Speer, dépeignant l’époque du Reich du parti
national-socialiste d’Hitler en Allemagne entre 1933 et 1945 ; où la
politique cède paradoxalement la place à l’amour, à l’art et à ce qui est en
vogue.
Speer est
architecte ; une profession de famille qu’il tient de son père et que ce
dernier tient du sien. Il débarque dans le bureau du Führer, ses dessins sous
les bras, et étale son ouvrage sur son bureau, comme on se dévêtit devant un
bien-aimé. Il devient le favori du guide comme on devient l’amant de quelqu’un.
Le premier chapitre annonce le coup de foudre d’un homme perçu comme tête d’une
machine d’extermination, une aura antithétique par excellence.
L’architecture de
Speer effacera la Prusse archaïque de Paul Troost et engendrera des monuments
qui garantiront l’immortalité du Nazisme à travers l’espace et le temps. Il
construit la nouvelle chancellerie du Reich et organise le procès de Nuremberg.
Sous les mains habiles de l’homme d’art, naissent des dômes, des coupoles, des
arcs de triomphe, et des décors de lumière, étoffant l’art jusqu’aux frontières
de l’exagération :
« L’art
attaque la mort, c’est basique. La pierre dure plus longtemps que la chair,
c’est basique. Ce sont des truismes, l’expression d’un sens commun brutal,
banal et imparable. Ils expriment la vérité toute simple de la pierre qui,
taillée par la chair des hommes, dure plus longtemps que cette chair ».
Quand la guerre
éclate, l’art perd de son importance aux yeux de Hitler et les conjoints
commencent à se disloquer. Speer est nommé ministre de l’armement et dirige le
troisième Reich mais « l’amoureux du Führer » est plus malheureux que
jamais.
En 1947,
l’architecte est le prisonnier numéro 5 d’une série de sept incarcérés à
Berlin, condamné à vingt ans d’enfermement. Loin d’être sa chute ultime, son
emprisonnement s’avère être un atout de sa renaissance. En 1966, il sort de
prison et publie ses mémoires rédigées dans sa cellule, qui lui valent succès
et popularité : il devient star de la culpabilité en Allemagne. Bien que
la plupart des romans traitant les mémoires de Speer se limitent à ce point
éminent de sa carrière, Orengo prolonge son écrit pour introduire Gitta
Sereny : une historienne journaliste qui s’intéresse à l’ex-architecte du
Reich, à son histoire dans l’Histoire.
« Qui écrit
l’histoire, et surtout, comment l’écrit-il ? Qui a le droit de l’écrire, qui
est le plus qualifié pour l’écrire ? […] Et quelle est la plus séduisante ? La
vérité ou la fiction ? »
La fiction et la
réalité du mémorialiste mélangées à la fiction romanesque de l’écrivain,
imposent l’ambiguïté riche dans laquelle baigne l’ouvrage. Orengo questionne
l’authenticité d’une mémoire-référence pouvant possiblement n’être rien d’autre
qu’une agglomération de narcissisme et de rancune.
Bien que l’œuvre
supprime les coups de théâtre, le suspense et les éléments perturbateurs,
épousant un thème surexploité, en art, en littérature mais surtout en histoire,
l’originalité réside dans l’écriture. Le lecteur s’attendant à un récit balisé
de crimes, est sidéré face à un aperçu historique rédigé par une plume souple,
légère mais encore poétique, romantique.
De grands
personnages renommés sont dépeints à la manière de protagonistes romanesques :
rêveurs, ambitieux, amoureux, et chutant dans le néant malgré tout. Le jeu
actantiel jongle entre l’angélique, le diabolique, le génocidaire, l’innocent,
le coupable, le talentueux, l’amant, l’aimé, le beau, l’ignoble, le victorieux
et le perdant…. Les personnalités se bousculent dans un même être qui change de
visage comme on changerait de vêtements. L’écrivain ne corrige point ni ne
modifie l’histoire : c’est en imaginant ce qui réside entre ses lignes
qu’il a su estomper les drames de l’humanité voire même les justifier.
Ce chef d’œuvre
n’est pas le premier succès de Jean-Noël Orengo : suite à la publication
de La fleur du capital, qui lui a valu le Prix Flore et le Prix
Sade, amorçant une carrière jusque-là concentrée sur les critiques,
notre écrivain charme de sa plume le jeune public. Vous êtes l’amour
malheureux du Führer afflige de plus belle et ne déçoit guère un lectorat
accoutumé à ses sujets lourds baignant dans une esthétique marquante.
Joanne Boutros Tartak
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH, section 3, Tripoli
Université Libanaise
Vous êtes l’amour malheureux du
Führer
Jean-Noël Orengo
Édition Grasset, 2024 (272 pages)
L’amour
au service du totalitarisme : un roman de fascination et de trouble
Comment l'intime
s'entrelace-t-il avec l'idéologie ? Dans « Vous êtes l'amour malheureux
du Führer », Jean-Noël Orengo explore une passion qui déraille dans l'histoire.
Dès les premières lignes,
Jean-Noël Orengo frappe par l'audace de son propos. À travers une histoire
d'amour improbable et dérangeante, il questionne le pouvoir de fascination du
mal absolu. Peut-on aimer une figure destructrice sans perdre son humanité ?
Une entrée en matière aussi troublante qu’incontournable pour interroger les
zones d'ombre de l'Histoire et de la psyché humaine.
Un amour tabou dans un contexte historique
brûlant
Jean-Noël Orengo choisit
un sujet hautement subversif : l'amour d'un personnage (figure réelle de son
architecte) pour le Führer. Ce n'est pas seulement une histoire d'amour
interdite, mais un récit où l'intime rencontre le politique de la manière la
plus déconcertante qui soit. Le roman s'inscrit en effet dans une réflexion sur
la fascination irrationnelle qu'exercent les figures autoritaires,
particulièrement dans des contextes de guerre et de totalitarisme.
Orengo réussit à rendre
compte de cette relation par une écriture à la fois délicate et crue, qui
plonge le lecteur dans les méandres de sentiments ambigus : admiration, passion
et perte totale de repères moraux. Ici, l’amour devient une force destructrice,
capable de renverser la rationalité et d'obscurcir la conscience.
La force du roman réside
également dans son style littéraire. Orengo maîtrise une langue riche et
poétique, qui alterne entre descriptions intimistes et réflexions historiques.
Les passages sur l'idéologie nazie et ses conséquences sont d'une précision
glaçante, tandis que les moments d'introspection plongent le lecteur dans une
tension psychologique permanente.
L'auteur ne suit pas un plan linéaire. II opte pour une narration
en fragments, qui reflète la confusion des personnages face à leurs émotions.
Cette structure confère au roman un rythme
singulier, entre pauses contemplatives et accélérations brutales.
Orengo ne tombe jamais
dans l'apologie ou la banalisation. Au contraire, « Vous êtes l'amour
malheureux du Führer » s'apparente à un avertissement. Car si l'auteur
interroge la capacité de l'amour à transcender la morale, il en montre aussi
les dangers. Ce récit nous rappelle que la passion, lorsqu'elle est aveugle,
peut mener à la destruction. Le lecteur est confronté à un malaise grandissant
: comment comprendre une telle relation sans la juger ? L'auteur ne donne pas
de réponse, mais il pose les bonnes questions. Cette ambiguïté est l'une des
grandes réussites du roman, qui incite chacun à une réflexion personnelle sur
la frontière entre l'admiration, l'obsession et l'éthique.
Jean-Noël Orengo
s'inscrit ici dans une tradition littéraire qui aborde les aspects les plus
sombres de l'Histoire humaine.
On pense notamment à des
œuvres comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell, qui explorent les
mécanismes d'adhésion au mal. Orengo, cependant, choisit un angle plus
personnel : il se concentre sur l'individu et ses sentiments pour raconter
l'Histoire. Cette approche donne au texte une profondeur humaine remarquable.
Loin d'être une simple dénonciation, le roman devient une tentative de
comprendre comment l'amour peut survivre, ou même naître, au cœur du chaos.
« Vous êtes l'amour
malheureux du Führer » est un roman nécessaire, qui dérange et provoque. Il
interroge la nature humaine dans ce qu'elle a de plus beau et de plus
inquiétant. Jean-Noël Orengo pousse ainsi son lecteur à sortir de sa zone de
confort pour réfléchir aux forces, parfois incontrôlables, qui nous animent.
Loin d'une simple provocation, ce roman est
une œuvre littéraire dense et courageuse. Il mérite d'être lu, ne serait-ce que
pour la puissance de son écriture et la profondeur de son questionnement. Ceux
qui s'intéressent aux liens entre l'individuel et le collectif, entre l'amour
et l'idéologie, y trouveront matière à réflexion.
Orengo nous livre un
texte audacieux et profondément humain, qui explore la complexité des
sentiments dans un contexte extrême. La frontière entre fascination et condamnation
est fine, mais l'auteur parvient à la traverser avec intelligence. « Vous
êtes l'amour malheureux du Führer » n'est pas un livre que l'on
oublie. Il interroge, dérange et, surtout, nous pousse à regarder en face nos
propres ambiguïtés.
Mariam Zalzali
Département de français
Faculté des lettres et
des Sciences humaines
Université
Saint-Joseph de Beyrouth
Madelaine avant l'aube
Sandrine Collette
Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248
pages)
Les flammes de l'injustice
Dans Madelaine
avant l’aube, Sandrine Collette nous plonge dans un petit hameau isolé
appelé Les Montées, où les habitants vivent sous le poids de l'injustice
sociale et de la pauvreté, travaillant une terre qui ne leur appartient pas.
Ils n'ont pas d’autre choix que d’accepter leur vie difficile sans essayer de
la changer. Cette société rappelle le système féodal, où une petite élite
possède tout et où les autres doivent se contenter de ce qui leur est donné.
Tout change avec l'arrivée de Madelaine, une petite fille sauvage et affamée
venue des forêts, qui bouleverse cet ordre établi. Bien qu'elle soit accueillie
par les habitants, elle porte en elle une révolte intérieure. Madelaine devient
ainsi un symbole de résistance contre l'injustice sociale et les inégalités.
Ce roman de
Collette, récompensé le 28 novembre 2024 par le prix Goncourt des Lycéens aborde
des thèmes puissants : l'injustice sociale, la révolte intérieure, les liens
familiaux et la solidarité. Les Montées représentent cette société figée où les
inégalités semblent immuables. Pourtant, à travers le regard de Madelaine,
l'auteur nous montre que même dans un monde aussi oppressif, un changement est
possible. Par son écriture, Sandrine Collette nous pousse à réfléchir sur
l'injustice persistante dans nos sociétés modernes. Madelaine, avec la flamme
de sa révolte, incarne la possibilité d’une transformation, à la fois pour
elle-même et pour ceux qui l'entourent. Madelaine incarne ainsi la résistance
face à cette oppression : « Nous n’avions pas la moindre idée d’où elle
arrivait. Elle ne parlait pas. Elle se contentait de nous observer avec des
airs farouches et de sortir de sa gorge des sons qui appartiennent aux bêtes.
Je sais que Rose s’est demandé un instant si elle avait bien fait, si ce que
nous avions devant nous était réellement humain. Cela ressemblait au diable.
Cela crachait et sifflait comme un serpent en colère, et pourtant elle était
adorable cette petite fille, nous en étions conscients tous les deux, un joli
visage tacheté de rousseurs et de crasse oui » (43).
En tant que
petite fille devenue jeune femme, elle se distingue par sa force physique et sa
vigueur morale. Madelaine remet en question les injustices et les conditions de
vie misérables qui l'entourent, devenant ainsi une figure d'espoir et de
révolte. Son caractère déterminé représente l'étincelle qui pourrait allumer
une révolution sociétale, soulignant le rôle fondamental des femmes dans la
lutte contre l'adversité.
En effet,
Madelaine, en tant que figure centrale, représente l'espoir d'un nouveau départ
et d'une unité familiale, ce qui est particulièrement poignant dans un
environnement marqué par la souffrance et l'injustice. Son désir de révolte
face à l'oppression souligne une tension entre l'aspiration à la liberté et les
conséquences potentielles de cette rébellion. Cela reflète une lutte contre un
système féodal rigide qui a perduré pendant des siècles :
Nous avons la conscience aiguë de l'imperfection du monde ; les terres
pourraient être partagées équitablement, et la richesse, et le travail et la
maladie. L'amour, aussi. Mais le monde n'est pas juste, il ne l'a jamais été.
Nous avons toujours été des gueux et nous avons toujours eu des maîtres. Nous
ne savons pas d'où cela vient. De l'éternité, sans doute.
L’auteur met en lumière
la lucidité des personnages qui expriment leur conscience de l'injustice du monde.
Ils savent que tout pourrait être mieux réparti (la terre, la richesse, le
travail, et même l'amour), mais la réalité est différente. Ils reconnaissent
que le monde a toujours été injuste et ils ne savent pas exactement d'où vient
cette injustice, mais ils imaginent que cela vient de toujours, comme une
situation éternelle.
J'ai été
profondément touchée par Madelaine avant l'aube. Ce roman avec sa
simplicité apparente, nous invite à une réflexion profonde sur notre rapport à
l'injustice et à la souffrance. Madelaine est un personnage fort et émouvant.
Malgré sa jeunesse, elle incarne une révolte silencieuse mais puissante contre
un système oppressant. Son courage et sa résilience m'ont profondément inspirée
Ce livre rappelle que même dans les moments les plus sombres, l'espoir peut
naître et que même les plus vulnérables peuvent provoquer des changements. Il
souligne également l'importance des liens familiaux, qui restent essentiels. Je
recommande vivement ce roman à tous ceux qui cherchent une histoire riche en
émotions et pleine de sens.
Sara Abawi
Département de Français
Faculté des Langues étrangères
Université de Jordanie
Madelaine avant l'aube
Sandrine Collette
Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248
pages)
Madelaine avant l’aube: la
faim et la fureur
« Il y a dans le regard de ceux qui ont
connu la faim, une lueur qui ne s’éteint jamais. Une flamme vacillante,
promesse d’embrasement. »
Sandrine Collette, sculptrice de ténèbres et
de fureur, revient avec Madelaine avant l’aube, un
roman à l’âpreté minérale, où la nature et les hommes ne font qu’un, où la
faim, la terre et la révolte s’entrelacent en une fresque aussi sauvage que
poignante. Lauréat du prix Goncourt des Lycéens 2024, ce texte crépusculaire
s’inscrit dans la droite ligne des récits âpres et sombres qui jalonnent
l’œuvre de cette grande dame du roman noir français.
Dans un hameau reculé, à peine un point sur la
carte, la vie se plie aux caprices de la terre et au joug du seigneur des
lieux, un despote terrien qui étouffe les siens sous le poids du tribut et de
l’injustice. Au cœur de cet espace, entre rivières et labours ingrats, Aelis et
Eugène s’accrochent à la maigre lueur de leurs enfants, à la fraternité
silencieuse qui les unit à Ambre, la jumelle d’Aelis, et à Rose, l’ancienne,
mémoire vivante des Montées. C’est là qu’émerge Madelaine, enfant fruste et
affamée, surgie des fourrés comme une bête traquée, sa silhouette frêle
sculptée par le manque. Son arrivée bouleverse l’ordre établi. Car derrière sa
vitalité brute, derrière ses mains avides et ses courses éperdues, veille une
flamme trouble, une étincelle prête à incendier l’horizon.
L’écriture de Collette est un fleuve en crue,
un torrent charriant des pierres et des lambeaux de ciel. Chaque phrase est un
sillon tracé à même la glaise, un cri de vent dans les futaies. Son style,
dépouillé jusqu’à l’os, vibre d’une poésie brute, déployant une langue où chaque
mot semble sculpté dans la pierre. Ici, pas d’effusion superflue, pas
d’exubérance stérile: l’émotion naît des silences, des gestes rudes et de
l’inexprimé.
Mais au-delà du récit, Madelaine avant l’aube interroge les fondements de la
soumission et du soulèvement. Où commence la révolte? Dans l’injustice subie ou
dans l’irrépressible besoin de briser ses chaînes? Ce roman est une fable de la
faim, de la survivance et de l’éveil à la lutte. Il interroge la part de fauve
qui sommeille en chacun, prête à rugir face à l’oppression.
Et quand la dernière page se tourne, il ne
reste qu’un souffle, âpre et violent, et ces quelques vers pour dire l’âpre
beauté du combat:
Elle venait du vent, des racines, des pierres,
Elle avait dans les yeux l’éclat des éclairs.
De sa faim est née l’incendie du monde,
D’une enfant perdue, un brasier qui inonde.
Pierre Bahgat
Département de français
Faculté Al-Alsun
Université Aïn-Shams
Madelaine
avant l'aube
Sandrine
Collette
Éditions
J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)
Au seuil du jour
À une époque, dans
un monde où le temps semble se plier sous le poids de l'angoisse, ce roman noir
nous invite à suivre l'histoire d'un monde de paysans brisés, asservis à des
maîtres, et qui travaillent et endurent l’injustice en serrant les dents,
jusqu'au jour où surgit la petite Madelaine. À travers elle, le cri étouffé des
paysans va nous entraîner dans un voyage de douleur et d'espoir, un voyage qui
interroge la place de l'individu dans une société qui n'accepte pas la
différence.
Madelaine, qui a trop
souffert dans sa vie, est adoptée et élevée par Ambre, sœur jumelle d'Aelis,
toutes les deux mariées à de simples travailleurs à la campagne. Ici Madelaine
devrait survivre tout en affrontant une succession de scènes où son passé et sa
vie actuelle sont en tension.
Sandrine Collette
adopte un style qui dénote une grande force émotionnelle. Elle s'attache à
décrire les émotions et à nous montrer le côté extrême de la misère qui dominait
la campagne à travers la description profonde des paysages, des saisons
hivernales désertes et de la nature dans tous ses états. Ces descriptions font
du roman une œuvre hors du temps puisqu’elle s’adresse à une émotion qui est la
même à toutes les époques. Si le roman s'enlise dans des longueurs et des
descriptions interminables, c’est pour traduire également le poids et la
lenteur des jours qui se répètent ainsi que la dureté de la vie de Madelaine.
Ce roman met en
lumière la complexité de l'esprit humain face à la douleur et à la
reconstruction. Avec Madelaine, on traverse le chemin difficile mais possible
vers l'acceptation de soi et la guérison, un long processus mais qui, malgré
tout, offre une lueur d'espoir.
Collette aborde plusieurs
thèmes universels et en particulier celui des sentiments humains enfouis au
plus profond de chacun de nous. Elle cherche à élucider le psychisme de
l'individu et la difficulté de vivre avec une douleur, mais en tentant de
donner sens à cette souffrance, aux moments les plus sombres. Ce récit explore
la psychologie humaine, plus particulièrement les différentes voies que les
individus empruntent pour faire face à l'isolement et aux blessures
intérieures. Cela dit, le lecteur est ainsi incité à une profonde réflexion sur
la condition humaine et sur la capacité de chacun à se relever, malgré
l’adversité.
Cynthia Berberi
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH, section
2, Fanar
Université
Libanaise
La désinvolture est une bien belle chose
Philippe Jaenada
Éditions Mialet Barrault, 2024 (496 pages)
La désinvolture est-elle une belle chose ?
Pourquoi ne pas écrire des livres sur des gens qui sont morts depuis bien
longtemps ? Et pourquoi ne pas pointer du doigt la société qui est la leur ?
C'est en rédigeant la pathétique histoire de Pauline Dubuisson dans son
livre La Petite Femelle que Philippe Jaenada trouve le souffle d'une
nouvelle inspiration. Un nouveau livre s’écrit et avec lui, une nouvelle
enquête à mener et une énigme de plus à résoudre. Ainsi, en s'introduisant dans
le récit, Jaenada réussit à faire revivre au présent des gens engloutis dans le
passé.
C'est avec peu d'espoir et beaucoup d'aventures dans les villes de France
qu'a été écrit La désinvolture est une bien belle chose. Un titre bien
évidemment intriguant qui met en lumière un thème essentiel de l'histoire :
« la désinvolture », mais qui cache aussi une sombre réalité, un sort
funeste et une existence perdue. Dans ce roman, Jaenada plonge dans les détails
de la vie de ceux qui vivent à Saint-Germain-des-Prés, dans les années 50. Il narre l'histoire des Moineaux (Groupe
d'amis de Kaki, qui se retrouvaient souvent au café "Chez Moineau",
un lieu qui, à l'époque, était comme leur maison) et de Kaki, une très belle
jeune fille qui s'est suicidée un 28 novembre 1953. À travers ses personnages,
l'auteur dénonce la société d'après-guerre, un univers injuste et déséquilibré
où des jeunes sombrent dans l'insouciance, dans une légèreté assez trompeuse
pour tenter de retrouver leur enfance perdue. « Au fond, tous ces jeunes gens
et jeunes filles ne se sentent pas aimés, ils n’ont pas d’avenir. » Jaenada
construit ainsi une biographie pour ses figures historiques réelles et nous
immerge dès lors dans le tragique de la condition humaine propre à cette époque
où la mort, l'injustice et la désinvolture sont toujours au rendez-vous.
Philippe Jaenada donne également une dimension autobiographique à son roman
puisqu’il s'inclut dans l'histoire et devient un personnage qui raconte ses
aventures dans les bistros de Paris. Afin de créer une proximité avec le
lecteur, l’écrivain use de son sens de l’humour pour nous présenter certains
aspects de la réalité avec ses particularités plaisantes et insolites. Par un va-et-vient
du présent au passé, il captive alors son audience au moyen d’histoires à la
fois universelles et personnelles, construisant ainsi une sorte de parallélisme
entre les personnes des années 50 d’un côté et lui-même de l’autre. Eux, à la
recherche d’une enfance qu'ils n'ont pas eue et lui, désinvolte, désireux d’écrire
un livre.
Ce roman est ancré dans la réalité. Il raconte la dureté et l’absurdité de
la vie des années d’après-guerre. Il dénonce l'atrocité de la guerre et son
influence corrosive sur les gens de l'époque, plus spécialement ceux qui
n'avaient pas d’autre choix que de collaborer avec l'ennemi, ou ceux qui
étaient adolescents pendant la guerre, dont les événements n’ont fait que les mener
à leur propre perte.
Cependant, malgré le poids pesant de la guerre et de ses conséquences si lourdes
sur les personnages du récit, les aventures de l'écrivain, ses réflexions et
encore une fois son sens de l’humour, rendent le roman plus léger et la lecture
distrayante. L’auteur prend en effet son inspiration dans la réalité et la
transforme sur le mode de la fantaisie. Le lecteur oscille ainsi entre le
présent drôle et amusant et le passé tragique et injuste. Jaenada révèle sa
capacité de traiter de thèmes sérieux avec une légèreté apparente, tout en poursuivant
une recherche approfondie et suscitant des questionnements.
Peut-on réellement rejeter la faute sur des enfants qui ne cherchaient qu'à
être libres mais qui sont tombés dans la désolation ? Pour une raison ou une
autre, « La désinvolture serait-elle une bonne chose » ?
Mona Yazbeck
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH,
section 2, Fanar
Université Libanaise
Jour de ressac
Maylis de Kerangal
Éditions Gallimard, 2024 (256 pages)
Et si on est obligé de faire
un retour en arrière ?
"Ça fait drôle, on descend, il y a une
ville, on remonte, trois heures après, il n'y a plus rien." (Maylis de Kerangal).
Dans Jour de ressac,
Maylis de Kerangal nous entraîne dans une histoire profondément émouvante où la
nostalgie et la quête des origines s'entrelacent subtilement.
Tout commence par un appel téléphonique inattendu : une
femme, dont on ignore le prénom, est contactée par un lieutenant de police, Zambra,
à propos d'un homme qui a été retrouvé sans vie près de la digue nord, au Havre,
sa ville d’enfance où elle n’est pas retournée depuis plus de 20 ans. Sur lui,
un ticket de cinéma sur lequel est inscrit un numéro de téléphone... celui de
la narratrice. Mais pourquoi? Quel lien existe-t-il entre ce défunt et elle? En
vérité, elle n'a aucune idée de qui pourrait bien être cet homme.
Pour éclaircir ce mystère, la narratrice quitte sa
famille et retourne à sa ville d'enfance. Dès son arrivée, les souvenirs
affluent : son enfance, ses rêves, ses jeux, ses pensées, ses amis, son premier
amour Craven, dont elle était follement amoureuse et qui a mystérieusement
disparu, mais aussi le port, la mer et l'ancien Havre, avant que tout ne
change.
L’autrice aborde des thèmes universels comme la guerre,
la misère et l'amour. L’un des passages les plus touchants du roman est celui
où elle raconte l’interview qu’elle avait réalisée, adolescente, avec sa
meilleure amie d’enfance Vanessa. Ensemble, elles ont interrogé Jacqueline, une
survivante de la Seconde Guerre mondiale, qui a raconté en détail ce qu’elle a
affreusement vécu pour survivre à la guerre. C’était pour moi profondément
marquant de lire ce roman en période de guerre…
De plus, cette oeuvre illustre magnifiquement la manière
dont le passé peut ressurgir à travers des visages familiers. Lors de son séjour
au Havre, la narratrice croise des personnes qui la reconnaissent encore,
malgré les années. Par exemple, son ancien professeur d'anglais, qui l'interpelle
par son nom et son prénom ! Ou encore Virginia, la sœur de sa meilleure amie
Vanessa, qu'elle retrouve dans un café. Ces retrouvailles, pleines de douceur
et d'émotion, nous rappellent l'importance des liens humains.
En outre, les descriptions détaillées de toute son
aventure permettent au lecteur de visualiser les paysages et les personnages du
roman, et de se projeter dans sa propre réalité.
Je lisais ce roman durant la guerre, loin de ma maison,
et ces descriptions m'ont ramenée à mon propre foyer, à mes souvenirs les plus
chers, même si le Havre décrit par l'autrice est bien différent de la ville où
j'habitais. C'était une expérience intense : j'étais tellement plongée dans
l'histoire que je me voyais dans ses pages.
Enfin, l'écriture subtile et maîtrisée de Maylis de
Kerangal ajoute une dimension fascinante au récit grâce à son style fait de
va-et-vient, tel un ressac, comme le titre du roman l’indique. Elle alterne
entre le mystère de l'homme retrouvé sur la plage et les souvenirs du passé de
la narratrice. Ce va-et-vient constant entre présent et passé donne une
incroyable fluidité à l'histoire et maintient le suspense jusqu'à la fin. À
chaque page, une question obsédante demeure : mais qui est cet homme retrouvé
sur la plage?
Jour de ressac est bien plus qu’un roman. C’est une réflexion sur la
mémoire, la vie et les relations humaines. Ce livre vous émouvra, vous fera
réfléchir et surtout, il vous captivera jusqu’à la dernière page.
Josée El Hayek
Département
de Langue et Littérature Françaises
FLSH,
section 2, Fanar
Université
Libanaise
Jour de ressac
Maylis de Kerangal
Édition Gallimard, 2024 (256 pages)
Rencontre entre
présent et passé
Jour
de ressac de Maylis de Kerangal met en scène une narratrice, qui travaille dans le
doublage cinématographique. Celle-ci
se retrouve confrontée à un événement
tragique : la découverte du corps d'un homme près de la digue nord du
Havre : « ils l’ont retrouvé sur la plage, avec mon numéro de téléphone
dans la poche de son jean ! » (26). Mais bientôt, l’intrigue policière
s’efface pour laisser place à une exploration personnelle, où les souvenirs et
les émotions de la narratrice prennent le dessus. Maylis de Kerangal excelle dans
l’art de mettre en lumière les nuances des relations entre les lieux et les
personnes. Cet incident la pousse à revenir dans sa ville natale, qu'elle n'a
pas visitée depuis ses 20 ans. Ce retour déclenche une vague de souvenirs,
notamment celui de Craven, son premier amour, qui a disparu sans laisser de
trace. Le « je » de la narratrice est effectivement omniprésent, créant une
voix intérieure qui sonde minutieusement les différentes facettes de l'épreuve
qu'elle traverse. Cette voix permet d'explorer en profondeur les thèmes de la
mémoire, de l'identité et des relations personnelles, tout en soulignant le
contraste entre le passé et le présent.
Ce récit investit le thème du retour aux sources. En effet, le
retour de la narratrice au Havre symbolise
une quête d'identité et de réconciliation avec son passé.
La ville, qui a joué un rôle
central dans son enfance, devient le cadre d'une exploration personnelle et
émotionnelle. De plus, les souvenirs de la narratrice, en particulier ceux liés
à Craven, s'entremêlent avec les événements présents. Cette structure narrative
permet de tisser un récit riche en émotions, où le passé et le présent se rencontrent.
Ce qui est intéressant dans ce texte est notamment l'enquête et la
découverte que fait la narratrice avec deux trames narratives qui entrelacent présent
et passé tout au long du récit. L'appel du policier et la découverte du corps
servent de catalyseurs pour l'intrigue. Ils incitent la narratrice à interroger non seulement les circonstances
de la mort de l'homme, mais aussi les liens qu'elle entretient avec son propre passé.
Des voix multiples surgissent de cet univers créé par Maylis de Kerangal : le récit intègre en effet les perspectives de divers personnages, y compris des témoins, des policiers et des
habitants du port. Cela enrichit la narration et offre une vue d'ensemble sur
les répercussions du passé sur le présent.
Son style se caractérise par des phrases
longues et denses, qui peuvent parfois s'étendre sur deux pages, tout en
maintenant une clarté et une cohérence remarquables. Cette approche permet de
suivre les réflexions intérieures de la narratrice, tout en étant captivé par
un vocabulaire précis et évocateur. Étant donné que la narratrice est comédienne de doublage, le roman s'exprime à travers plusieurs voix. Il alterne entre les
aspects d'un thriller, une enquête à la fois réelle et fictive qui se concentre surtout
sur l'intériorité du personnage, le portrait d'une ville en déclin,
et des éléments autobiographiques. Ces détails personnels ajoutent une
profondeur émotionnelle particulière au récit. Par
ailleurs, M. de Kerangal dresse
un portrait détaillé
du Havre, une ville marquée par son histoire et ses
ruines. Ce cadre urbain devient un personnage à part entière, reflétant les
thèmes de la mémoire et de la reconstruction.
À travers cette œuvre, Maylis de Kerangal explore les ressorts de
la naissance d'un roman en mêlant
habilement mémoire, enquête
et introspection personnelle, tout en mettant en
lumière les liens complexes entre le passé et le présent.
Basel Ziad Al Absi
Département
de Français
Faculté de langues
étrangères
Université de Jordanie
Jacaranda
Gaël
Faye
Éditions
Grasset, 2024 (288 pages)
À l’ombre
d’une humanité perdue
« Tu
viens ici en touriste et tu repartiras en pensant avoir passé de bonnes
vacances. Mais on ne vient pas en vacances sur une terre de souffrances. »
L’auteur de Jacaranda,
Gaël Faye, plonge sa plume dans un encrier de violence et de sauvagerie afin de
laisser les foules entendre les cris d’une humanité souffrante, ancrée dans une
« philosophie génocidaire ». Par le biais d’un récit explicite, il
nous présente les secrets de l’ombre du Jacaranda, cet arbre témoin de
plusieurs générations de violence au Rwanda.
Divisée en 26 chapitres, l’histoire
se déroule chronologiquement de 1994 à 2020. Notre protagoniste, Milan, n’est
pas un enfant typique. Il souffre, et ses douleurs ardentes transgressent sa
condition psychique, perturbant son corps et lui causant d’insupportables maux
de ventre. Voir le pays de sa mère se détruire chaque soir à la télévision,
ainsi que l’indifférence de cette dernière face à cette scène terrifiante, à ce
massacre indicible, laisse Milan avec un cœur lourd. On assiste à un
dérèglement familial, à une scène tragique où le lecteur ne peut que
sympathiser avec cet enfant. Le Rwanda, semblable à une carcasse putride qui ne
cesse de crépiter, s’empare de l’esprit du jeune Milan. Pourquoi le silence de
sa mère sur ses origines ? Il ne connaît pas, et ne connaîtra jamais, sa mère :
la couleur de sa peau est le seul témoin de son passé inéluctable.
Ce n’est que dans un Rwanda
post-génocide que Milan co-naîtra ; il renaîtra à ses origines rwandaises
tout en tentant de déchiffrer les secrets du jacaranda rwandais, l’arbre-refuge
de la jeune Stella, fille de l’amie d’enfance de sa mère.
Ce ne sont pas les cercles
de l'Enfer auxquels assiste Milan, comme dans le roman Petit Pays de
Gaël Faye, mais les difficiles étapes de la reconstruction d'un pays. Il côtoie
des survivants, d'anciens tueurs et leurs enfants, sans savoir qui a joué quel
rôle pendant les massacres. Le génocide du Rwanda se distingue par le fait que
les Rwandais se sont entretués. On voit dès lors l’image d’un miroir brisé : la
conscience collective d’un peuple s’est divisée en deux. L’encre-plume de
l’auteur tente de transcrire, sur cette image brisée, le parfum de la douleur
humaine — une douleur caractéristique d’une entité cosmique : la Mort. Imaginez
maintenant, lecteur, lectrice, vingt ans plus tard, les tueurs reprenant leur
place après avoir purgé leur peine, et les survivants et leurs descendants
devant reconstruire une société avec eux. Ce processus inévitable touche peu à
peu Milan, depuis son adolescence jusqu'à l’approche de sa quarantaine.
L’auteur, qui a grandi entre
la France et le Burundi, et dont l’histoire personnelle marque ses romans, se
fait d'abord connaître dans le monde de la musique avant de se tourner vers
l'écriture, publiant son premier roman, Petit Pays, en 2016.
Mais comment écrire sur
l’indicible ? Comment écrire sur un génocide ensanglanté qu’on ignore souvent ?
Avec une galerie de personnages attachants, leurs zones d'ombre et de lumière,
Gaël Faye réussit à nous faire approcher les enjeux, les causes et leurs
conséquences. Ce n'est pas un traité historique, ce qui pourrait constituer un
obstacle pour un nouveau lectorat préférant les textes de plaisir, mais un
roman. C’est par le biais de quelques destinées individuelles, sans doute
représentatives de la société rwandaise, qu'il nous fait ressentir le climat
pesant de cette région du monde après les terribles événements que l'on
connaît.
Gaël Faye maîtrise presque à
la perfection le style de l’écriture, tantôt blanche, tantôt poétique, dans la
structure de son roman. Le lecteur ne sera ni rebuté ni ennuyé par le récit, il
sera captivé, voire envoûté, par la froideur brûlante des actions, allant de la
relation dénuée de toute chaleur humaine avec sa mère, aux passages de
témoignages des rescapés. On y voit aussi une valeur propre à l’écriture
blanche du style de Gaël Faye, semblable à celle de Camus dans L’Étranger,
qui traduit l’apathie du narrateur, embrassant l’absurdité du monde et son silence.
Cependant, ici, ce silence serait celui du refoulement du peuple rwandais face
à son passé brutal.
L’originalité du roman ne
réside pas seulement dans son style d’écriture. Les passages où les rescapés
témoignent de leur traumatisme pourraient certes contrarier les goûts
romanesques des lecteurs ; toutefois, ils finissent par constituer un
atout, tant ils sont bien écrits et mesurés.
Finalement, en dépit de la
violence omniprésente dans le roman, le lecteur qui cherche l’extase, qui
cherche à éprouver des émotions et à endosser pleinement son rôle d’humain, ne
saura le refermer. Ce roman le touchera, le marquera, l’emprisonnera dans les
abysses de la mystique humanité, où se cache le gouffre des secrets de
l’empathie.
Roudy Darwich
Département de français
Faculté
des Lettres des Sciences humaines
Université Saint-Joseph de Beyrouth
Jacaranda
Gaël Faye
Éditions Grasset,
2024 (288 pages)
« Jacaranda », Gaël Faye: Sous l’ombre d’un arbre, la
mémoire d’un peuple
« Les silences sont parfois des hurlements retenus. »
Il y a des romans
qui s’insinuent en vous, doucement, avant de vous hanter. Jacaranda est de ceux-là. Après Petit
Pays, Gaël Faye revient avec une fresque d’une ampleur saisissante, où
l’histoire intime d’un homme se mêle à celle d’un pays en quête de vérité.
Milan, jeune
métis franco-rwandais, grandit à Versailles, loin du génocide qui ravage le
pays maternel en 1994. Mais le Rwanda, même refoulé, le rattrape. Sa mère,
Venancia, se terre dans un mutisme où résonne l’écho des morts. Adulte, Milan
entreprend de reconstruire cette mémoire refusée. À Kigali, au bord du lac
Kivu, dans l’ombre des gacaca,
tribunaux populaires de la réconciliation, il cherche des visages derrière les
chiffres, des âmes derrière les silences. Claude, Eusébie, Stella : autant de
cicatrices à vif, autant d’éclats de lumière.
Faye tisse ici
une œuvre où le temps se déploie sur quatre générations. Loin de la fresque
historique froide, Jacaranda vibre
d’une humanité rare. La colonisation, l’invention des clivages ethniques,
l’engrenage de la haine, puis le lent travail de la mémoire : tout cela est là,
incarné dans des destinées d’une troublante vérité.
Lire Gaël Faye,
c’est entrer dans une écriture où chaque phrase porte le poids d’un monde. Rien
n’est pesant, pourtant : sa plume danse entre les ombres, épouse la mélodie de
la nostalgie et l’oralité des contes. Il ne raconte pas, il murmure, il chante.
Sa langue, d’une limpidité trompeuse, déroule les paysages avec une finesse
d’orfèvre.
Le jacaranda, cet
arbre dont Stella faisait son refuge, est plus qu’un motif : il est la mémoire
végétale d’un peuple. Il dresse ses branches entre le deuil et l’espérance,
entre l’oubli et le pardon. À son ombre, les vivants dialoguent avec les
absents.
Gaël Faye ne
livre pas de réponses. Il met en scène une jeunesse qui oscille entre la rage
et l’apaisement, entre la fuite et le retour. Un pays où le sang n’est jamais
tout à fait sec, où l’on se parle encore en chuchotant.
Là-bas, sous l’arbre aux fleurs
d’ébène,
L’ombre s’étire, le vent se tait.
Un nom, un visage, une peine,
Un rêve qu’aucun temps ne défait.
Pierre Bahgat
Département de français
Faculté Al-Alsun
Université Aïn-Shams
Jacaranda
Gaël Faye
Éditions Grasset, 2024 (288 pages)
L’énigme de l’existence
<< J’étais
perturbé, écrasé par la densité de l’histoire, la petite et la grande, celle de
Claude et celle du Rwanda. Leurs douleurs me semblaient incurables. Dans quel
marécage intérieur les gens de ce pays pouvaient-ils bien vivre ? >>
Jacaranda, le nouveau
roman de Gaël Faye, aborde le thème majeur et fondamental du génocide. Ce roman
contemporain évoque des sujets qui résonnent profondément dans notre quotidien.
À travers son protagoniste, Milan, un enfant qui apparaît dès le début du
récit, l'auteur fait écho à son propre vécu. Milan a des parents de
nationalités différentes : une mère noire d'origine rwandaise et un père
français, unis par l'amour.
Dès les premières pages, Milan manifeste une
curiosité insatiable pour le pays de sa mère, le Rwanda. Cependant, sa mère
reste souvent silencieuse face à ses innombrables questions, ce qui pousse
Milan à insister davantage sur ce sujet. L'arrivée de Claude, un personnage
inattendu, va déclencher l'intrigue. Avec lui, une nouvelle culture entre dans
la vie de Milan, notamment à travers l'utilisation du Kinyarwanda, une des
langues officielles du Rwanda. Le départ imprévu de Claude marque un tournant
dans l'histoire. Le divorce de ses parents constitue le cœur de l'intrigue,
permettant à Milan de se rendre au Rwanda. Cette quête le conduit à la
découverte d'un pays qui lui est inconnu et l'aide dans sa recherche d'une
identité cachée.
La
description des lieux à son arrivée au Rwanda met en évidence le contraste
marqué entre la France et ce pays. Ce qui est poignant dans le roman, c'est la
manière dont Milan aborde la situation instable du pays, la guerre, la
souffrance, l'exil, la mort. Son désir d’approfondir ses connaissances sur l'histoire
du Rwanda : je veux savoir, je veux comprendre / je suis intéressé à la législation
autour des génocides le conduit à assister aux procès du tribunal gacaca
dont les juges sont élus par la population locale, où sont révélés les
crimes, les souffrances des femmes, ainsi que la mort des innocents.
De plus,
le roman aborde le thème de la colonisation et son impact sur les structures profondes
du pays aussi bien au niveau social que politique. Ce roman, par les
personnages et les histoires qu’il présente, dépasse l’histoire des Rwandais
pour devenir l’histoire de tout un chacun.
À travers
le style d'écriture de l'auteur, le lecteur s'immisce dans la peau de chaque
protagoniste, ce qui permet de découvrir l’univers émouvant de Gaël Faye, où
chaque page est imprégnée des souvenirs et de luttes. Les mots de Faye
capturent des vérités essentielles sur l’identité et l’appartenance, nous
invitant à une réflexion profonde. Il nous invite à nous rappeler qu’en vérité,
les récits personnels résonnent souvent avec l’expérience humaine universelle.
Jebril Taleb
Département
de Langue et Littérature Françaises
FLSH, section 3, Tripoli
Université
Libanaise
Houris
Kamel Daoud
Éditions Gallimard, 2024 (411 pages)
Houris de Kamel Daoud :
L’enfant du silence et du feu
Il est des romans qu’on lit d’une traite,
emporté par la force de leur souffle, et d’autres que l’on savoure lentement,
accablé par leur gravité. Houris de Kamel Daoud
appartient à ces œuvres qui ne se contentent pas d’être lues : elles se vivent,
s’éprouvent et hantent leur lecteur bien après la dernière page.
Dans ce récit intense, Daoud explore les
séquelles de la décennie noire algérienne à travers l’histoire d’Aube, enfant
rescapée d’un massacre islamiste. Égorgée mais miraculeusement survivante, elle
porte à jamais sous le menton la cicatrice du carnage. Adulte, une autre
question la taraude : peut-elle donner la vie alors qu’elle-même a frôlé la
mort ? Son ventre abrite une promesse, mais aussi le poids d’un passé qu’elle
ne parvient pas à apprivoiser.
Daoud n’écrit pas la guerre, il en raconte
l’après : les survivants errant dans une société amnésique, où la parole est
confisquée au profit d’une réconciliation imposée. Aube est une héroïne
tragique, prisonnière d’un destin absurde : sauvée sans savoir pourquoi,
contrainte de porter un corps marqué par l’horreur. Qui l’a épargnée ? Pourquoi
? À travers son monologue intérieur, elle tente de reconstruire son histoire,
d’affronter ses fantômes.
Le roman devient alors un dialogue impossible
entre Aube et l’enfant qu’elle porte. Plus le récit avance, plus cette présence
informe en devient l’enjeu central : que transmet-on quand on a grandi dans le
silence et la peur ? Comment donner la vie quand on a soi-même été arraché à la
mort ?
L’intensité du roman ne tient pas seulement à
son sujet, mais à l’écriture de Daoud, qui oscille entre réalisme cru et poésie
incandescente. Chaque phrase est une brûlure, chaque mot une révolte. Il ne
cherche ni à consoler ni à justifier : il exhume les spectres, refuse l’amnésie
collective et fait du corps d’Aube le reflet d’une Algérie marquée par ses
cicatrices.
Daoud n’épargne rien à son lecteur. Il
raconte la peur, la solitude, la honte d’un pays qui préfère taire ses horreurs
plutôt que les affronter. Houris est un roman de
mémoire, mais aussi un roman de chair, ancré dans le corps mutilé de son
héroïne et dans celui d’une nation fracturée.
À bien des égards, Houris est un roman inconfortable. Il ne cherche pas à
clore les blessures, mais plutôt à les exposer. Il rappelle que la mémoire est
une exigence, que le silence est une violence, et que la littérature est l’un
des derniers remparts contre l’oubli.
Lire Houris, c’est entendre
Aube nous raconter son histoire, et, à travers elle, la voix d’un peuple. Un
roman nécessaire. Un roman coup de poing. Un roman inoubliable.
Pierre Bahgat
Département de français
Faculté Al-Alsun
Université Aïn-Shams
Houris
Kamel Daoud
Éditions
Gallimard, 2024 (416 pages)
Ombres de la guerre : Un hymne à la liberté, à la femme et à la
résistance
Dans Houris, Kamel Daoud nous fait entendre
deux voix surgissant pour nous amener à vivre plusieurs histoires à la fois. La
narratrice, Fajr, est une jeune femme en proie à une colère profonde. Elle
s'interroge sur le silence qui entoure la guerre civile en Algérie (1992-2002) :
« Quand on est en colère, on se perd au milieu des deux langues, avec
seulement des cailloux dans la bouche. Te rends-tu compte de ma misère ? Je ne
sais même pas insulter dans la langue extérieure. Cependant maintenant on est
deux à être coincées » (15). Ce roman explore les thèmes de
l'identité, de la mémoire et des relations entre les sexes dans le contexte de
la société algérienne contemporaine. Dans ce récit, on suit Fajr qui navigue
entre son passé et son présent, confrontée à des questions sur la religion, la
culture et les attentes sociales. Il s’y agit d’un long monologue intérieur
destiné à l'enfant qu'elle attend, et à ce titre Fajr se demande pourquoi
donner naissance à une fille dans un pays si violent envers les
femmes : « Je garde le cauchemar, je te rends la lumière
ancienne d’avant la vie, je t’empêche d’en arriver aux mains et aux couteaux.
Quelque part, même si cela ne durera que quelques jours, je suis ta mère, et je
pense à ton bien, et ton bien, c’est de mourir » (22). L’ouvrage propose,
du coup, une réflexion sur la quête de sens et la recherche de la liberté dans
un monde souvent oppressant : « Dans ces moments, moi, mi-homme
mi-femme, mi-morte mi-vivante, mi-muette mi-bavarde, mi-égorgée mi-souriante,
je m'amuse et savoure ce millénaire d'ironie pure qui m'installe entre Dieu et
nos sexes ».
Kamel Daoud y explore également la
représentation des femmes à travers le concept des "houris", ces
femmes idéalisées et soumises, souvent utilisées pour renforcer la domination
masculine dans certaines sociétés. À travers le personnage d'Aube, marqué par
les cicatrices de la guerre civile algérienne : « je suis la preuve
vivante que cette guerre de dix ans a été réelle : (39), Daoud met en
lumière la manière dont les femmes sont réduites au silence dans des cultures
oppressives. Aube incarne alors une souffrance historique qui va au-delà de la
guerre, englobant aussi les normes sociales et culturelles limitant
l’expression et la liberté des femmes. En effet, le roman dépasse la critique
religieuse pour offrir une réflexion sur la société algérienne contemporaine.
Daoud y montre comment ces perceptions influencent la condition féminine, en
maintenant les femmes dans des rôles subordonnés. Entre les va-et-vient
temporels, et entre deux voix narratives : celle de l’intérieur et de
l’extérieure : « Voilà. C’est ça ma seconde langue, celle de dehors.
Tandis que là, quand je m’adresse à toi avec la langue intérieure, tout
apparaît clair comme un miroir » (15), le lecteur est transporté dans un
trajet abordant la décennie noire en Algérie et racontant l'histoire d'une
jeune femme qui a survécu à un massacre commis par des islamistes.
Nous avons aimé ce roman et nous avons éprouvé de la
sympathie pour Aube, partageant ses luttes intérieures. Pour nous, ce roman a
été un voyage émotionnel rempli de douleur, mais il s'est terminé par une fin
heureuse, nous donnant beaucoup d'espoir.
Yahya Eldkmawy
et Lubna Eljarmi
Département de
Français
Faculté des Langues
étrangères
Université de
Jordanie
Houris
Kamel Daoud
Éditions Gallimard, 2024 (416
pages)
Quand l’aube de la vie est aussi le présage de la mort
« Je te
raconterai tout ce que je peux mais, à un moment, il faudra bien s’arrêter. Je
suis un livre dont la fin est la tienne ».
Un hurlement dans
le mutisme, un film en noir et blanc mal doublé, une mémoire papillonnée, un
dilemme théâtral, une révolte féministe contre l’ici et l’au-delà ; tel
est l’aquarelle que dépeint Houris.
Dans ce roman
publié en août 2014 chez Gallimard,
Daoud nous livre un Ultima verba,
dans un style cinglant, au paroxysme de l’honnêteté, à la lisière de
l’admissible. Au-delà d’une intrigue griffonnée, notre écrivain prend la
responsabilité d’être l’œil et la langue d’une guerre algérienne condamnée à un
oubli forcé ; toute l’œuvre est donc une infraction rédemptrice, presque
un défi. Enseignant à Sciences Po, journaliste, chroniqueur au magazine Le Point et écrivain, Kamel Daoud
glisse, entre les pages de son écrit, un morceau de son âme et de son vécu. Le
journaliste et le romancier se disputent la plume accouchant d’une réalité authentique
teintée de fluidité littéraire aussi saillante que sublime. Effectivement, ce
qui distingue cette histoire de guerre d’une autre, c’est son universalité.
Bien qu’assez
terne, Houris s’avère être un roman d’espérance, de confession, de
continuation et d’enfantement. Aube, Fajr en arabe, est une survivante de la
« décennie noire » : la guerre de 1992-2002, en Algérie, occultée
avec rigueur. Son égorgeur a rendu un travail inachevé en laissant sa
victime avec une cicatrice qui fend sa face en deux, et des cordes vocales
tranchées ; mais un spectre vivant néanmoins. Muette pendant vingt ans,
voilà qu’enceinte, elle retrouve enfin une voix s’adressant à cette fille
qu’elle a dans le ventre. Elle va lui relater sa vie avant de la tuer pour
qu’elle devienne houri et rejoigne le paradis promis dans la religion musulmane.
Le long monologue à la première personne interpelle le lecteur qui se substitue
à la houri et écoute, comme elle, la dissuasion d’être. Toutefois, le meurtre
ne peut être ici que crime d’amour : « Trois pilules pour avorter […]
Trois pilules et je sauverai une vie entière de la vie entière ».
L’ouvrage porte
dans son essence une ode aux femmes, les houris de maintenant, plus encore,
toute une révolte féminine contre la société patriarcale et la religion.
« Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant. Car
dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut ».
Aube qui possède un salon de femme juste en face de la mosquée, est un tableau
palpable de la rébellion que brosse le roman. Notre écrivain esquisse pour nous
une atmosphère où le sacré et le profane manquent d’être balancés.
L’égorgement de
Fajr ponctue une renaissance, une résurrection, un point-virgule tourmentant qui
la met à jamais à l’index de la vie. La mort dans Houris est une énigme
irrésolue : l’héroïne, comme Thésée, traverse le labyrinthe sous prétexte
de tuer son fœtus mais vise véritablement de dénouer le fil d’Ariane. Elle
décide de revenir sur ses pas, au lieu du massacre, histoire de retrouver une
lueur à laquelle elle peut s’accrocher : « On montera là-haut et
je te décrirai cet endroit où l’on m’a tranché la tête. Parce que cet endroit
est mort partout, sauf en moi ».
Cependant, l’Endroit
mort ne s’avère guère être le seul témoin de la guerre. Comme un fruit du
hasard, Aïssa, double de Fajr mais bavard, fait irruption. Si les mêmes terroristes
lui ont épargné la vie, c’est pour qu’il raconte leurs crimes comme un livre
d’Histoire poussiéreux. Son hyperesthésie presque hyperbolique fait du récit de
guerre un mécanisme d’adaptation. C’est en discourant interminablement en
boucle, qu’Aïssa espère accéder à un certain purgatoire.
« Pouvais-je
me taire ? Ne rien écrire avec ma langue dans ma bouche ? Ne pas penser comme
un livre ? Devais-je me lever de ma chaise et m’en aller ? »
La tension ne
cesse d’escalader au fur et à mesure que l’ouvrage avance vers le
dénouement ; pour enfin toucher une note aussi inattendue
qu’exceptionnelle.
Kamel Daoud
transmet une fiction faisant écho aux contes de fées, comme une manière de
dorer la dénonciation de l’Orient et de la nation arabe ; d’un ton direct
et cru, sans adoucissement de paroles ou atténuation de la monstruosité des
évènements. Entre une guerre algérienne pesée par l’inhumanité, un dilemme
d’engendrement où l’avortement semble l’échappatoire, une femme condamnée à
vivre et un homme qui se cramponne à sa mémoire comme on s’attache à un sursis,
la souillure et l’absurdité du genre humain se dénudent. Une fois encore, après
le succès qu’il a remporté dans Meursault,
contre-enquête, notre écrivain ne manque pas de s’avérer comme le porte-voix
du monde arabe : une plume courageuse refusant de ployer face au
despotisme et à la tyrannie.
Le roman a beau
se terminer, l’intrigue se poursuit chez un lecteur bouleversé, enchanté,
perplexe et ébahi.
Joanne Boutros Tartak
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH,
section 3, Tripoli
Université libanaise
Archipels
Hélène Gaudy
Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)
Un voyage au cœur de l’intime
« Et moi qui raconte sa vie, et moi
qui n'ai rien compris ».
Dans Archipels d’Hélène Gaudy, la narratrice, Gabrielle, nous emmène aux
confins de la Louisiane, sur une île métaphorique et pourtant réelle : celle de
son père, Jean-Charles. L’œuvre explore les souvenirs fragmentés d’un homme
silencieux à travers son atelier, ses carnets et ses objets accumulés. En
rassemblant ces pièces éparses, l’auteure nous propose une réflexion sur la
mémoire, la filiation et la manière dont l’écriture devient un refuge contre
l’oubli.
Le titre, Archipels, résume parfaitement le projet littéraire : les îles
représentent ces souvenirs épars que l’auteure tente de relier en un tout
cohérent. Comme dans Un monde sans rivage,
Gaudy utilise la géographie comme métaphore, cette fois-ci pour explorer
l’histoire familiale et les liens affectifs.
Le style d’Hélène Gaudy se distingue
par son écriture poétique et évocatrice. Ses descriptions riches et détaillées
peignent des tableaux vivants : « Son imperméable beige. Ses lunettes
carrées. Son front dégarni et les cheveux dessus, trop fins, plaqués en arrière.
»
Tout un jeu de langage – rimes, chiasmes,
phrases courtes et percutantes – accentuent le caractère intimiste de l’œuvre.
Certains passages frôlent même le comique, comme cette remarque sur le père : «
Un voleur à l’envers. » ou cette question qu’il se pose : « comment
va mon livre ? » : des répliques subtiles, et une manière de
rendre plus léger le récit par des moments chargés d’émotions et de détails.
Dans Archipels, les thèmes dominants sont nombreux. Le thème de
la mémoire et de l’oubli permet au lecteur de s’interroger sur ce que l’on
retient ou ce que l’on oublie de nos histoires familiales ; plus
précisément, sur la manière de reconstruire un passé que les silences et les
absences ont marqué. Ensuite, l’œuvre évoque l’art et la transmission. En
effet, à travers la figure du père, l’auteure explore les modalités selon
lesquelles la créativité devient un langage apte à exprimer l’indicible. Enfin
figure le thème de l’exil, puisque les lieux jouent un rôle central dans
l’œuvre, reflétant le sentiment d’être entre deux mondes, entre passé et
présent.
Divisé en cinq parties (Bayou, Pierres, Feux, Éclipse, Rivages),
le roman est conçu selon une structure qui rappelle le processus même de
reconstruction de la mémoire. Ces fragments d’écriture, comme les îles d’un
archipel, forment un tout grâce à l’élan créateur de l’auteure.
Archipels n’est pas un livre que l’on parcourt
simplement, c’est tout un univers à explorer. Ce roman est assurément un voyage
introspectif qui, à travers des fragments de souvenirs, parvient à toucher
l’universel. Si vous aimez les récits qui mêlent poésie, histoire et réflexion
intime, ce livre est fait pour vous. Vous y trouverez une voix exceptionnelle
qui vous poussera à revisiter vos propres souvenirs et à réévaluer la manière
dont vous percevez vos racines. Une lecture qui ne laisse pas indifférent et
qui résonne bien au-delà des pages. Archipels
est aussi une œuvre qu’aimeraient découvrir tous ceux qui adorent se perdre
dans la poésie des mots et les méandres de l’histoire personnelle.
Zahraa Haydar Ahmad
Département de Langue et Littérature
Françaises
FLSH, section 2,
Fanar
Université
Libanaise
Archipels
Hélène Gaudy
Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)
Une quête fragmentée au cœur du silence familial
« Si je devais imaginer un lieu pour mon père, donner un tour géographique à son visage, à sa présence la forme d’une île, je crois que c’est précisément à celle-ci qu’elle pourrait ressembler. Parce qu’elle ne cesse de s’échapper, de revenir. Parce que lui-même n’y a pas accès. »
Archipels, le dernier roman d’Hélène Gaudy, publié en août 2024 aux Éditions de l’Olivier, est une œuvre marquée par l’univers artistique de l’écrivaine et plasticienne. Passionnée par l'art et forte de sa formation en études artistiques, Gaudy aborde les objets, les lieux et les traces du passé avec la précision d’une artiste cherchant à capter les empreintes les plus infimes. L’île, loin d’être un simple lieu géographique, symbolise l’impossibilité de saisir le passé. Elle devient une figure flottante, aux contours flous, incarnant la difficulté de rendre compte de la mémoire.
Dans une quête intime, la narratrice cherche à découvrir le passé de son père à travers ses archives, objets et souvenirs. « Parfois, je me demande ce que je suis en train de faire. Je n’ai jamais eu l’intention de raconter la vie de mon père, encore moins de retracer sa généalogie. Je voulais interroger les lieux, les objets. » Loin de se réduire à une réconciliation avec le passé, le roman se transforme en une exploration de l’impossibilité de saisir pleinement une histoire familiale, et des silences qui la traversent.
Chaque objet, chaque lieu, devient une porte ouverte sur la complexité de l’histoire personnelle. Les objets ne sont pas des témoins passifs, mais des pièces d’un puzzle : « Dans l’atelier, je ne suis pas un simple témoin. C’est à moi qu’il reviendra d’arracher les objets à leur écosystème, de briser les liens qu’il a créés entre eux, de vider les lieux. » Comme une plasticienne, la narratrice tente de ressusciter le passé, bien qu’elle sache que cette tâche est vouée à l’échec. Les objets, imprégnés de significations, échouent à reconstituer l’histoire, soulignant au contraire son caractère inaccessible. « Les points sont si nombreux que le dessin est illisible. » La mémoire, comme l’île, reste flottante, partielle, toujours incomplète.
Les objets se transforment en « capsules temporelles », vestiges d’une époque révolue, censés laisser une trace de ce que nous avons été. Mais chaque découverte confronte la narratrice à l’impossibilité de relier ces fragments. La mémoire ne suit pas un ordre linéaire ; elle demeure éclatée, confuse, et ne peut être reconstituée.
L’île, image centrale du roman, incarne l’absence de totalisation. « Il y a une île qui porte ton prénom. Une île qui chaque jour disparaît un peu plus. Sous les eaux. » Cette île devient l’oubli, l’érosion du temps, la disparition des traces. Elle symbolise l’impossibilité de saisir l’intimité d’un père, de comprendre l’héritage qu’il laisse. Elle est aussi un espace clos, une cellule, où l’on tourne en rond sans jamais parvenir à en sortir. « Chaque famille est une île, un écosystème. » Le passé familial devient un monde en soi, échappant à toute interprétation simpliste.
Les non-dits occupent une place centrale dans ce récit. « Que je traduise ses silences. » Omniprésents, ils sont à la fois des barrières et des zones de résistance. La narratrice cherche à combler ces vides, à rendre significatif ce qui n’a jamais été dit, à percer ce qui a été refoulé.
Dans cette quête de sens, elle accumule les fragments de mémoire. « J’entasse mes trouvailles. À mon tour, j’accumule. » Mais cette accumulation ne mène pas à une vision complète du passé. Bien au contraire, elle met en lumière l’incomplétude. Le dessin de la mémoire, comme celui de l’île, demeure partiel et incertain.
Le passé, et en particulier l’héritage de la guerre, est marqué par une violence enfouie. En lisant les journaux de son père, la narratrice se confronte aux ombres de son enfance et aux peurs transmises de génération en génération : « Je lis et relis son journal d’Algérie. J’y retrouve la description précise de mes peurs les plus anciennes. La menace latente. Le corps ensanglanté aperçu sur la route, qui lui revient en rêve. » La mémoire de la guerre, personnelle et collective, traverse les générations et laisse des traces indélébiles. Le corps, pour la narratrice comme pour son père, devient le témoin d’un passé qui refuse de disparaître.
Le processus d’écriture devient un moyen de naviguer dans ces silences, d’affronter l’impossibilité de saisir ce qui a été perdu. La narratrice se trouve à la frontière de l’épuisement et de la révélation : « Je me sens légèrement coupable d’aller dans le quartier de mes parents pour rendre visite à des objets. » Ce sentiment de culpabilité, de devoir assumer les fragments d’un passé trop lourd, traverse le roman. À travers les objets, les lieux et les découvertes, c’est elle-même qu’elle redécouvre, cherchant à comprendre son propre passé et celui de son père. Mais chaque tentative d’éclaircir l’obscurité semble la pousser davantage dans l’incertitude. « Voilà que je le découvre, si tard, sous la forme d’un lieu. »
Il s’agit d’une invitation à accepter l’incertitude face à un passé qui ne peut être entièrement saisi. La quête de mémoire devient une aventure poignante, où chaque mot, chaque objet, chaque découverte devient un point d’ancrage pour comprendre l’héritage familial et les silences qui l’accompagnent. Les zones d’ombre de la mémoire et les territoires du silence se dévoilent, montrant que, face à l’impossibilité de saisir l’intégralité d’un passé, il faut apprendre à vivre avec les fragments, ces points qui ne se relient jamais. Le récit laisse une empreinte durable, telle une île qui, malgré l’érosion du temps, continue d’apparaître et de disparaître sous les vagues du souvenir, rappelant que la mémoire, loin d’être une certitude, est un terrain mouvant où l’acceptation du manquant devient une forme de compréhension.
Remie Farah
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH, section 3, Tripoli
Université Libanaise
Archipels
Hélène Gaudy
Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)
Une preuve d’amour
Archipels d'Hélène Gaudy nous plonge immédiatement, dès la
première page, dans l'univers de l'œuvre : « Aux confins de la Louisiane,
une île porte le prénom de mon père » :
La bien nommée Island Road est un cordon
qui surnage entre le ciel et l’eau, reliant l’île à la côte dans un matin vaste
et éclatant, immortalisé par la mauvaise photographie des camions de Google. De
temps en temps, un panneau tente de rappeler que le temps existe, le temps et
la distance, que quelque chose un jour viendra briser cette droite, ce bitume,
cette lumière. Ce que le dernier panneau a un jour indiqué est effacé – une
surface blanche, muette, maculée de rouille ou de terre. (8)
Cette ouverture de l’ouvrage établit le
cadre d'une quête personnelle et mémorielle, où la narratrice découvre que
cette île, qui porte le nom de son père, Jean-Charles, est sur le point de
disparaître. Le silence du père joue un rôle fondamental dans la narration, particulièrement
dans les récits de filiation où il influence à la fois la structure narrative
et le développement des personnages : « Si j’avais dû imaginer un
lieu pour mon père, donner un tour géographique à son visage, à sa présence la
forme d’une île, j’aurais choisi un paysage d’un vert plus printanier, moins
sourd, des falaises imprenables et des vallons aimables, des forêts semées
d’essences simples et rustiques, d’arbres de peintures naïves » (8). La
narratrice s'engage alors dans un voyage qui la mènera à explorer non seulement
l'île, mais aussi la mémoire de son père. Ce voyage de découverte est teinté
d'appréhension et d'espoir, et la narratrice cherche à encourager la parole de
son père sans la forcer, révélant ainsi une dynamique délicate entre silence et
mémoire.
Gaudy manie la langue avec une grande
délicatesse, la transformant pour en infuser beauté et poésie. Son écriture se
caractérise par un raffinement indiscutable, permettant à la narratrice
d'explorer le silence et le vide qui entourent son enquête personnelle sur son
père. Ce récit familial s'affirme ainsi comme une véritable déclaration
d'amour, chaque mot étant choisi avec soin pour évoquer des émotions profondes
et des souvenirs enfouis.
L'œuvre se présente comme une exploration
intime des souvenirs et des objets qui jalonnent la vie de son père, un homme
qui a choisi le silence comme compagnon. À travers cette quête, Gaudy aborde les
thèmes de la transmission et de l'oubli, tout en mettant en lumière la
complexité des relations familiales. Ce n’est pas seulement un récit sur son
père, mais aussi une réflexion sur l'héritage et les non-dits qui ponctuent les
relations familiales :
Je suis l’enfant qui signe la fin de leurs départs.
J’ai vécu dans le temps du souvenir et des images, dans un éternel retour de
voyage. Vieillissant avec mon enfance, mon père s’est peu à peu laissé gagner
par la plus grande prudence, par la plus grande angoisse, sans doute tapies en
lui depuis longtemps, ma présence réveillant peut-être la grande enfance obscure
qui lui collait aux basques. Il a été rattrapé par la peur de rater un train,
de laisser l’appartement vide, par la névrose de la vérification, porte bien
fermée, compteur bien éteint, et les départs se sont raréfiés, et n’en sont
restées que les traces : les marionnettes, les masques, et surtout, tatoué
profond dans mon imaginaire, le désir de la fuite (21).
La narratrice parvient finalement à
habiter le silence, à le rendre tangible, tout en tissant une narration qui met
en lumière les complexités de la mémoire et de la transmission familiale.
Pour conclure, je peux dire que ce texte
de Gaudy était très intéressant à découvrir et à lire. C’est une belle
invitation à réfléchir sur les liens familiaux et les souvenirs qui façonnent
notre identité, tout en célébrant la beauté de l'écriture.
Mohammad Al-Fityani
Département de Français
Faculté des Langues étrangères
Université de Jordanie
Houris
Kamel Daoud
Éditions Gallimard, 2024, 411 pages
Cri étouffé
Dans ce roman poignant, on suit l'histoire d'Aube, une jeune femme brisée par la guerre civile algérienne, la « décennie noire ». Témoin du meurtre brutal de sa sœur, elle est elle-même survivante d’un égorgement qui l’a laissée sans voix. Elle en garde une cicatrice qu’elle appelle « sourire », mais qui en réalité, porte la douleur d’une guerre. Enceinte d’un géniteur absent, Aube se parle à elle-même, comme si cette voix intérieure était sa seule manière de transmettre son histoire à son fœtus. À travers ce long monologue, elle révèle son passé, ses traumatismes, mais aussi la condition des femmes en Algérie, un pays où la vie est dictée par la religion.
Ce monologue représente également une sorte de justification doublée d’un amour maternel, puisque Aube décide de donner à sa fille une chance d’échapper à cette société où les femmes sont constamment dévalorisées, en décidant d’avorter. Elle refuse de donner naissance dans un monde marqué par d’innombrables injustices, le sexisme, le patriarcat et l’oubli. Son parcours n’est pas seulement un voyage physique, mais aussi une quête intérieure, où elle croise le chemin d’autres victimes qui lui confient leurs témoignages interdits, des récits qu’ils ont été forcés de taire. Ainsi, peu à peu, Aube découvre qu’elle n’est pas seule dans ce combat.
À travers une écriture aussi belle qu’intense, Kamel Daoud nous plonge dans l’intimité d’une femme et nous invite à nous mettre à sa place. En suivant Aube, on ressent pleinement ce que vivent les victimes d’une guerre, même longtemps après sa fin. C’est en éprouvant ces émotions que l’on parvient à comprendre, des émotions qui ne peuvent être transmises que par le pouvoir de la littérature.
Ce roman ne parle pas seulement de l’Algérie, mais aussi de nous, de notre rapport à la mémoire et à la vérité. Il remet en question le monde dans lequel nous vivons, un monde où la guerre semble éternellement reconduite et interminable. Pourquoi donner naissance ? Comment offrir la vie à une génération future dans un tel chaos ?
Ce roman est une claque, un appel à briser le confort de notre indifférence. Il ne cherche pas seulement à raconter, mais à bousculer, à raviver notre humanité trop souvent anesthésiée. Il nous rappelle que chaque silence face à l’injustice est une complicité, que chaque oubli est une condamnation. Cette œuvre est un cri, une résistance, une vérité brute qui exige qu’on l’écoute.
Pia Azwat
Département de Langue et Littérature Françaises
FLSH, section 2, Fanar
Université Libanaise
Jacaranda
Gaël Faye
Éditions Grasset, 2024, 288 pages
L’âme de l’arbre bleu
« Plongez dans l’histoire du Rwanda à travers les yeux de Milan, un adolescent français. » Gaël Faye.
Jacaranda, le roman de Gaël Faye, nous transporte au cœur du génocide de 1994
au Rwanda. Entre tendresse et révolte, Milan explore sa propre histoire
familiale et découvre un pays exsangue qui se développe malgré tout.
Symbole de
résilience, le Jacaranda s’accroche à la terre malgré les tempêtes. Il ne s’agit pas seulement du titre du
roman parce que Faye s’emploie à faire du Jacaranda un personnage à part
entière, ancrant son histoire dans le lieu et le temps, tout en évoquant la
fragilité de l’existence humaine.
Dans ce
roman d’autofiction, l’auteur aborde différents thèmes délicats telles que les
blessures du passé, les discriminations et la perte de ceux qu’on aime. Milan, le
protagoniste, découvre et visite le Rwanda après le génocide. Il a comme objet
de nous parler de l’histoire de ce génocide et de révéler le secret que
renferme ce fameux Jacaranda. Pour cela, il lui faudra relever plusieurs défis
qui l'amèneront à redécouvrir ses racines et son héritage culturel et à
comprendre son passé. Claude, un autre personnage essentiel de l’histoire, joue
le rôle du mentor en servant de guide au protagoniste : il l’aide à mieux
comprendre l’histoire ainsi que l’état de ce pays. N’oublions pas Stella, propriétaire
de l’arbre majestueux, cet arbre qui renferme un secret que le lecteur découvrira à travers les pages du
roman.
Non
seulement ce roman se caractérise par le choix minutieux des personnages et de
leurs caractères, mais il se distingue également par un style d’écriture unique.
Effectivement, il est riche en descriptions bien détaillées des lieux, des
personnages et des événements, accompagnées de diverses figures de style,
telles les énumérations, les métaphores, les comparaisons et bien d’autres.
Lire le
roman et plonger dans ses profondeurs est un chemin parsemé de découvertes et de belles surprises !
Zahraa
Haydar Ahmad
Département
de Littérature et Langue Françaises
FLSH,
section 2, Fanar
Université
Libanaise