Chroniques littéraires

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

 

La découverte de la vie des morts

 

« Chez nous, on ne raconte pas l’histoire de la famille. Résultat, on ne sait rien, et les vies s’éteignent avec ceux qui les portent. On dit que les paroles s’envolent et les écrits restent, mais que faire quand il n’y a ni paroles ni écrits ? ». Jacaranda est cet arbre qui a témoigné de l’amour, de la grande famille, du génocide, de la perte, de l’exil et de la renaissance. Il s’effondre une fois sa mission achevée…

 

Milan est un enfant né d’une mère rwandaise et d’un père français menant une vie semblable à celle de n’importe quel Français. Il ne connaît le pays natal de sa mère qu’à travers les écrans. Un jour, il rencontre un autre membre de sa famille rwandaise, en dehors de sa mère. Au fil des événements, il découvre la partie immergée d’une histoire silencieuse… Dès cet instant, il se retrouve irrémédiablement lié à son destin inexorable : une quête identitaire.

Lors de son premier voyage au Rwanda, Milan se comporte comme un étranger, ignorant le ressenti du peuple et l’histoire du pays. À la fin du roman, il ressent un sentiment d’appartenance au Rwanda en découvrant à la fois l’histoire de son pays et celle de sa famille.

Jacaranda met en relief le paradoxe de la vie de Milan : il trouve la froideur dans son pays natal et la chaleur et l’affection au Rwanda, représentant la génération née après le génocide.

 

Gaël Faye raconte la perte, l’amour, l’amitié, la discrimination, le génocide, l’exil, les troubles post-traumatiques, la résilience et surtout la quête d’identité.

Le style d’écriture de Faye est un mélange de sobriété et de lyrisme. Le roman met en avant une réalité épurée et simple, qui se déploie avec une grande transparence, avec un effet musical et des images poétiques, semblables à des vers de rap, rappelant son parcours musical.

Il excelle dans l’art de la description sensorielle, transportant le lecteur dans un univers où la nature semble être un personnage à part entière.

Avec une rare finesse, l’auteur donne vie aux émotions et aux tourments des protagonistes, les rendant profondément authentiques et poignants.

En tenant compte de la ressemblance entre Gaël Faye et Milan (tous deux nés d’une mère rwandaise et d’un père français), il faut souligner que cette analogie contribue sans doute à l’authenticité du style de Faye. Cela lui permet de transmettre aux lecteurs les sentiments purs d’un peuple marqué par une mémoire ineffable.

Il ne faut pas lire Jacaranda sans être prêt à comprendre que les génocidaires ne sont autres que les voisins, les connaissances et même les collègues des victimes. Cette œuvre est destinée à ceux qui osent affronter ce qui ne se dit pas.

 

 

Youmna Ahmed

Département de Français

Faculté Al-Alsun

Université Aïn-Shams, Egypte

Le Bastion des larmes

Abdellah Taïa

Éditions Julliard, 2024 (224 pages)

 

 

Le miroir de l’âme 

 

« Au bout de la nuit, il n’y a pas la nuit. Nous, nous irons au Paradis. C’est sûr et certain. Nous avons assez souffert comme ça dans cet enfer, dans cette prison qu’ils appellent le monde. La société. La vie. Bientôt, il n’y aura plus ce tunnel interminable et ce silence éternel. Courage. Il n’y aura plus la nuit, Youssef. Promis. »

 

C’est à travers les lignes de ce roman que Youssef, le protagoniste, tente d’échapper à cette prison qu’est sa vie. C’est à travers ses rêves évocateurs qu’il trouve guidance et thérapie. Et c’est à travers le silence et les pleurs qu’il s’évade de ses souvenirs. À Hay Salam, les murs des maisons cachaient son secret : tout le monde savait mais se taisait. La violence, l’abus sexuel et la marginalisation étaient leur langage face à sa différence, une différence qui lui a coûté son sang, son enfance et son adolescence.

L’histoire commence à son retour à Hay Salam, au Maroc, après le décès de sa mère, Malika. Revenu dans le but de vendre sa part de l’héritage, il affronte un ouragan de souvenirs à la vue de ce village d’enfance inhumain. Depuis son adolescence, il s’était toujours senti plus proche des goûts de ses sœurs que de ceux des garçons de son âge. Il avait compris alors qu’il n’était pas comme les autres, qu’il portait en lui une différence sexuelle rejetée par la société. Son homosexualité restait un tabou et une source de malheur, tant pour lui que pour son amant, Najib. Pourtant, Youssef trouvait refuge pour son âme brisée dans la présence de Najib. Najib, lui aussi meurtri, portait les stigmates d’un passé douloureux : violé par les hommes de son quartier, il s’était tu, car il n’avait pas le choix. Que de souffrances et de peines... Une rage sourde et un désir de vengeance avaient grandi en lui au fil des années. Najib n’avait qu’un seul but : revenir après sa fuite et se venger.

Dans ce roman, deux histoires s’entrelacent, deux récits identiques liés à une même cause. Ceux de Najib et de Youssef. Najib fut le premier à subir ces atrocités. Rejeté par sa famille, il avait décidé de s’évader et de chercher le bonheur ailleurs, entre les bras d’un homme plus âgé et prospère, abandonnant derrière lui un Youssef malheureux. Entre ses cinq sœurs, une mère décédée, et l’absence de Najib, la vie de Youssef devint un véritable enfer. Il finit par quitter son village pour tenter sa chance en France, se réfugiant dans l’écriture et la poésie. Là-bas, après plusieurs années, Najib commença à lui apparaître dans ses rêves, à lui parler et à raviver leurs souvenirs communs. Youssef, cependant, accusait Najib d’infidélité, ignorant sa véritable histoire et ne sachant pas qu’il avait enduré les mêmes atrocités.

Ce roman est remarquable par son style, ses thèmes et la manière de transmettre son message. Non seulement il est écrit d’une manière crue et réaliste, mettant en lumière l’agressivité des viols avec un souci du moindre détail, mais l’auteur y mêle également un style poétique merveilleux qui parvient à adoucir sa violence.

Le Bastion des larmes est un roman-message ; il porte en lui non pas un, mais plusieurs messages essentiels pour notre époque. Dans une société où le respect, l’humanité et l’acceptation des différences font souvent défaut, il apparaît comme un remède puissant. Au fil des pages, nous réalisons que ses thèmes nous permettent de nous identifier aux personnages.

Taïa représente, à travers le bastion de Salé, un lieu de refoulement, de transformation et de miracles. C’est par les larmes versées au Bastion des larmes que la magie opère. C’est à travers ces mêmes larmes que l’âme traumatisée trouve sa guérison. Et c’est grâce à celles versées par Youssef au Bastion des larmes que l’âme de Najib pourra enfin reposer en paix.

Le Bastion des larmes n’est pas seulement un lieu physique, mais un espace intemporel où les douleurs les plus profondes se transforment en résilience et en espoir. À travers les récits entremêlés de Youssef et Najib, Taïa nous plonge dans une réflexion poignante sur l’identité, l’acceptation et la quête de guérison. Ce roman, à la croisée du réalisme cru et de la poésie, nous rappelle que même dans les abîmes les plus sombres, les larmes versées peuvent devenir le ferment d’un renouveau. En effet, chaque larme emporte une part de l’âme, mais laisse derrière elle une vérité universelle : pour guérir, il faut d’abord accepter de se briser. Ainsi, le Bastion devient non seulement le témoin de souffrances, mais aussi le sanctuaire où les âmes meurtries trouvent enfin la paix et où l’humanité, dans toute sa complexité, peut refleurir.

 

Katy Kanaan

Département de français

Faculté des Lettres et des Sciences humaines

Université Saint-Joseph de Beyrouth

 

 

Houris

Kamel Daoud

Éditions Gallimard, 2024 (416 pages)

 

 

Le Cri d’une âme déchirée

 

Certaines œuvres littéraires ne se contentent pas de raconter une histoire, elles viennent pénétrer l'âme du lecteur, le troubler, le hanter longtemps après que la dernière page a été tournée. Houris, le dernier roman de Kamel Daoud, fait indiscutablement partie de ces écrits incandescents, brûlant de vérité et de douleur. Il nous plonge dans l'intimité d'une femme brisée, dans les échos d'une guerre qui, loin d'être oubliée, continue à déchirer les âmes.

Le roman nous introduit dans l'univers d'Aube, ou en arabe Fajr, une survivante de la guerre civile algérienne, de cette « décennie noire » qui a marqué le pays de son sceau sanglant. Aube est marquée à jamais par la violence d'une époque qu'on préfère oublier. Coiffeuse à Oran, elle porte en elle depuis l'âge de cinq ans le fardeau d'un passé monstrueux : une cicatrice au cou, vestige d'une tentative d'assassinat. Une blessure à la fois physique et psychologique qui devient le symbole d'une génération massacrée au nom de la religion, dans une Algérie déchirée, tiraillée entre conformisme et non-conformisme religieux. Aube, privée de parole, s'adresse tout au long du roman à la fille qu'elle porte en elle, fruit d’une relation hors mariage. La narratrice se heurte à un choix : soit offrir à sa fille la chance de naître dans un monde hostile, violent, aliénant, asservissant, soit mettre un terme à ses jours pour la protéger d’un avenir qui semble promis à la destruction. Les paroles d’Aube sont poignantes et crues : « Je garde le cauchemar, je te rends la lumière ancienne d’avant la vie, je t’empêche d’en arriver aux mains et aux couteaux. Quelque part, même si cela ne durera que quelques jours, je suis ta mère, et je pense à ton bien, et ton bien, c’est de mourir. »

À la voix d’Aube, Daoud ajoute celle d’Aïssa, un autre rescapé des atrocités de la décennie noire. À travers l’histoire qu’il raconte tout au long de ses errances, le lecteur est confronté à la réalité brute de la guerre civile : chiffres, noms, lieux, dates, témoignant d'une volonté de ne pas oublier, d’effacer le souvenir de cette époque noire. Mais la volonté de préserver la mémoire peut-elle passer sans raviver les blessures ?

Le titre Houris en lui-même, est une déclaration forte et ambiguë. Les « houris », qui renvoient dans l'islam à ces vierges célestes promises aux martyrs, prennent dans ce contexte une dimension bien plus complexe. Houris devient, dans l’esprit d’Aube, le nom de sa fille à naître, un nom chargé de promesses divines, mais aussi de lourds héritages terrestres. Le choix du nom pose la question de transmission : peut-on vraiment offrir à une enfant la promesse d'un paradis tout en la condamnant à vivre dans un monde de souffrance ? Une question qui hante le roman tout entier.

À travers les trois parties de son roman – La voix, Le Labyrinthe, et Le Couteau –, Daoud nous a introduit le parcours d'Aube, de l'introspection à l'affrontement avec les démons de son passé. Chaque étape symbolise une phase de guérison, où le personnage principal doit faire face à ses peurs les plus intimes pour espérer une réconciliation avec lui-même et avec son passé.

Lire Houris, c’est accepter d’entrer dans un monde où la lumière et l’obscurité se confondent, où la mémoire et l’oubli se livrent une bataille silencieuse, celle des survivants de l’indicible. Et il nous dit, avec une force impérieuse : nous avons survécu, mais à quel prix ? En cela, Houris est un cri, un murmure, une prière, une catharsis. Daoud nous a offert un roman captivant où le style littéraire met en lumière l’histoire, la religion, les personnages et leur révolte, en les rendant encore plus saisissants.

 

Karim Abou Melhem

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, Section 3, Tripoli

Université Libanaise

 

Le Bastion des larmes

Abdellah Taïa

Éditions Julliard, 2024 (224 pages)

 

 

Larmes rédemptrices

 

C’est une ancienne citadelle oubliée dans un quartier pauvre de la ville de Salé au Maroc, c’est un bastion en ruines près d’un mausolée enfoui près de la mer, mais c’est aussi tout un passé qui ressurgit lorsque Youssef y remet les pieds après dix ans d’absence.

Dans son nouveau roman Le Bastion des Larmes, Abdellah Taïa, auteur marocain francophone, retrace la vie de deux amants protagonistes, Youssef et Najib. Youssef retourne au pays natal après la mort de sa mère pour liquider l’héritage familial. Mais c’est toute une enfance qu’il se remémore à son retour : son enfance meurtrie en tant que garçon efféminé, son adolescence cruelle partagée avec Najib, son amant de jeunesse ; ses moments de bonheur avec ses six sœurs, son amour pour sa mère… À mesure que Youssef s'enfonce dans les ruelles de la vieille ville, un monde oublié reprend forme, dominé par la misère et la violence, où la différence, sexuelle ou sociale, se paie au prix fort.

C’est alors que Najib lui apparaît en songe et lui raconte à son tour sa vie, son parcours en tant que trafiquant de drogue au Nord du Maroc, ses relations professionnelles et amoureuses avec le colonel Toufic, et, enfin, il lui annonce sa mort proche.

C'est toute la violence et l'hypocrisie de la société envers les minorités sexuelles, les femmes et les enfants et principalement la discrimination des homosexuels dans son pays natal qu’Abdellah Taïa dénonce avec force dans ce roman, sans oublier le poids de la religion. C'est aussi un cri de haine contre le pouvoir et les privilégiés corrompus qui font les lois, les imposent à tous, tout en les enfreignant en permanence.

Je trouve ce roman puissant et poignant, car on y retrouve la société marocaine dénudée de tout artifice. Ce n’est pas un roman à lire pour le plaisir, c’est un roman qui fait réfléchir, un roman engagé qui met en lumière les injustices et les crimes commis au nom de Dieu envers des êtres incapables de se défendre. Cette lecture m’a rappelé Alexis de Marguerite Yourcenar qui traite du “vain combat” que mène l’homosexuel contre sa nature et son entourage. En effet, tout comme le personnage de Yourcenar affirme : « Je finissais par me dire que mon seul tort (mon seul malheur plutôt) était d’être, non certes pire que tous, mais seulement différent », Youssef se dit être « spécial » et trouve que c’est son seul mais plus grand péché. Après la lecture de ce roman, et non sans avoir versé quelques larmes, je suis convaincue que l’homosexualité n’est pas un crime et que c’est l’acte qui devrait être condamné et non la personne. Par contre, il faudrait avertir le lecteur de quelques passages crus et cruels qui virent vers la pornographie. Même si ces extraits se limitent à trois scènes de viol, les images transmises sont très violentes et pourraient choquer un lectorat non averti.

 

 

Nagham Abou Jalad

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 2, Fanar

Université Libanaise

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

 

Mémoire et réconciliation : le dilemme au cœur du Jacaranda

 

« Les récits sont insoutenables. Je comprends maintenant pourquoi on dit qu’un génocide est indicible. » (Jacaranda, Gaël FAYE, 2024).

 

Sans être une simple historiographie, comment l’œuvre de Faye a-t-elle pu retracer l’histoire d’un génocide assez affligeant pour ne jamais céder à l’oubli ?

 

Avec Jacaranda, Gaël Faye signe un roman poignant qui, dès son incipit suspensif in medias res, plonge le lecteur au cœur d'une intrigue chargée d'émotions et de mystères. L'histoire s'ouvre sur une tension annonciatrice d'un passé douloureux et de révélations bouleversantes.

Le jacaranda, arbre majestueux aux fleurs violettes, devient un témoin silencieux des tragédies et des espoirs des personnages. Cet arbre aussi bien emblématique dans la réalité que dans le roman, incarne le lien entre le passé génocidaire du Rwanda et le présent de réconciliation entre les Tutsis et les Hutus, autrement dit entre l’oubli et le souvenir. Le protagoniste-narrateur, un jeune garçon franco-rwandais, accompagne le lecteur, tout au long d’une vingtaine d’années, dans une découverte progressive non seulement des horreurs d'un génocide encore mal connu par lui, mais aussi des cicatrices indélébiles qui resteront à jamais gravées dans la mémoire des Rwandais et de tout lecteur.

L’originalité du roman réside dans la confrontation entre deux mondes distincts : la France et le Rwanda. En mettant en lumière cette dualité culturelle et historique, Faye illustre implicitement la complexité de l'identité des rescapés.

Eusébie et Venancia, deux amies liées par leur histoire, concrétisent la tension entre la mémoire et l'oubli. Tandis que l'une tente de se reconstruire en assumant le poids du passé, l'autre cherche à s'en détacher. Ce duo contradictoire révèle l'une des questions centrales du roman : faut-il se souvenir à tout prix d’un passé sanguinaire ou est-il parfois nécessaire d'oublier pour survivre ?

 

Le style d'écriture de Gaël Faye, à la fois poétique et émouvant, révèle l'empreinte de son parcours musical. Les références aux intérêts de son ami Sartre renforcent cette idée : la littérature et la musique se joignent pour exprimer communément la quête poétique de son identité par le protagoniste et les secrets liés au passé refoulé de sa mère rwandaise qui s’obstine à taire et à mettre en silence.

 

Outre cette quête des origines par le protagoniste mais qui donnera naissance au récit de l’Histoire plus grande et plus réelle du génocide du Rwanda, l'auteur incite le lecteur à une réflexion morale profonde : la vengeance est-elle une solution, ou faut-il privilégier la réconciliation ? En mettant en scène des personnages aux trajectoires différentes, qui explorent ces thématiques sans apporter de conclusion définitive, Faye ne propose aucune solution, il pose à son lecteur une question essentielle sur le pardon et la reconstruction après un tel traumatisme, le laissant ainsi face à un dilemme universel et éternel.

 

Avec Jacaranda, Gaël Faye offre une œuvre bouleversante, où la beauté et la simplicité du style contrastent avec la violence de l'histoire racontée. C’est donc un roman essentiel pour comprendre les mécanismes de la mémoire et les enjeux de la réconciliation.

 

 

Maya Sayed

Département de Langue et de Littérature Françaises

Faculté des Lettres

Université du Caire, Egypte

Archipels

Hélène Gaudy

Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)

 

 

Archipels : Quand la quête du passé devient une odyssée intérieure

 

Comment une île oubliée peut-elle ouvrir les portes du passé ?...

C'est ce que l'on voit clairement dans le roman Archipels.

 

Hélène Gaudy nous entraîne dans une quête intime où mémoire et histoire se mêlent. À travers une écriture poétique, elle explore comment l'Île de Jean Charles devient un symbole de l'héritage, de l'exil et de l'identité. Entre passé et présent, ce roman invite à une réflexion profonde sur notre lien avec l'histoire.

L'autrice nous emmène dans un voyage à travers le temps et l'espace, où les souvenirs personnels se mêlent à l'histoire géographique, recréant l'image du père perdu.

 

À mon avis, Hélène Gaudy a réussi en décrivant ses sentiments avec précision, ce qui fait osciller le lecteur entre des sentiments de nostalgie, de perte et d’amour.  Cependant, certains pourraient avoir du mal à s'adapter au rythme lent du roman, car le récit méditatif et évocateur peut nécessiter plus de patience que d'ordinaire. L’absence d’une intrigue traditionnelle reposant sur des événements dramatiques peut faire ressentir à certains lecteurs le manque d’un élément stimulant l’excitation.

 

Malgré ces points, Archipels reste un roman au charme irrésistible, emmenant le lecteur dans un monde de profonde contemplation et de nobles sentiments. C'est une lecture poétique, douce et marquant l'âme, qui mérite d'être couronnée parmi les candidats les plus en vue au « Prix Goncourt », car elle palpite de tout ce qui est humain et beau.

 

 

                                                                                          Alia Khalaf

                                                                                                      Département de Français

                                                                                                                          Faculté des Lettres

                                                                                    Université de Birzeit, Palestine

Houris

Kamel Daoud

Éditions Gallimard, 2024 (416 pages)

 

 

                                                  Houris au paradis, Houris sur la terre 

 

Houris est un roman de Kamel Daoud, écrivain et journaliste franco-algérien, connu pour ses idées dialectiques sur les sociétés orientales et l’islam. Il a remporté le prix Goncourt en France en 2024 pour ce roman à travers lequel Aube, la dernière survivante de la guerre civile entre le gouvernement algérien et le mouvement islamiste de 1992 à 2002, raconte son histoire. Cette victime de guerre est marquée par la perte de ses cordes vocales et témoigne de la « décennie noire » et des raisons qui l’ont forcée à avorter de sa fille.

 

« En 2005, les lois de la réconciliation des meurtriers avec les meurtriers. Pour eux, l’oubli est même une loi. » (p.110). 

Mais Daoud est accusé de plagiat, car il ne prend pas l’accord de Saâda Arbane avant de publier son histoire en violation des lois de 2005. Cela explique que beaucoup d'Algériens se sont dressés contre lui mais personne ne manifeste contre les lois qui ne punissent pas les criminels et les laissent en liberté. Aube ne parle ni de massacres, ni d’effusions de sang ou d'atrocités car elle ne le peut pas, absolument non ; il est interdit de parler. 

 

Ce génocide algérien a fini, mais le génocide contre le peuple gazaoui continue. Bien que Daoud élève la voix des victimes algériennes, il n'hésite pas à déclarer, sans la moindre honte, qu’il ne soutient pas la cause palestinienne. En tant que fille palestinienne, je dis que les égorgeurs dans ma patrie ne sont pas le mouvement islamiste Hamas qui résiste et se révolte contre le système de l’occupation israélienne, celui qui vole et viole notre terre bien avant la naissance du mouvement Hamas. 

 

« Les égorgeurs sont les prophètes de Dieu » est l’une des phrases qui peut être perçue comme une métaphore sauf qu’il s’agit, pour moi, d’un prétexte pour déformer l’image de l’islam. Avant de commencer à lire Houris, il faut que le locuteur laisse de côté toutes les croyances banales qui incitent à la haine d’une religion. 

 

Malgré cela, Kamel Daoud possède un talent unique et exceptionnel en écriture, sa plume a sa propre identité. Il met en évidence le sort des femmes algériennes. On peut percevoir sa capacité à transmettre ses idées de manière harmonieuse. La richesse de son vocabulaire et sa réussite à faire entendre la voix de milliers d’âmes innocentes égorgées injustement, doivent être relevées. Mais, l’Algérien plus français que les Français, n’est pas libre, il fuit d’un égorgeur à l’autre. 

 

 

Isra ALIHUSSEIN

                                                                                                      Département de Français

                                                                                                      Faculté des Lettres

                                                                                    Université de Birzeit, Palestine

 

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

 

Le génocide se termine, mais ne meurt jamais

 

Jacaranda, le roman qui parle des horreurs du génocide rwandais, me rappelle personnellement les horreurs de notre génocide ici... en Palestine.

 

Comment un massacre qui a eu lieu il y a plus de 20 ans peut-il rester vivant dans l’âme de ceux qui ont vécu cette horreur ? C'est ce que l'écrivain Gaël Faye a essayé de dire : comment le génocide se termine, mais ne meurt jamais.

 

L’auteur choisit le jacaranda, arbre aux fleurs violettes, symbole de mémoire, d’exil et de renaissance. Un témoin de génocide. Moi ? Je pense à l’olivier. Tout comme le jacaranda, il traverse le temps, profondément enraciné, témoignant de notre attachement et de notre droit à exister malgré les blessures de notre peuple palestinien.

 

J'ai commencé à lire ce roman en pleine guerre en Palestine et au Liban, et au fur et à mesure de ma lecture, j'ai découvert que je pouvais comprendre les sentiments de Milan qui découvre lui-même les cicatrices invisibles laissées par l’histoire, et aussi que j'étais proche du peuple rwandais. J'ai eu le même choc, et je me suis demandée comment je pouvais être en empathie avec une communauté africaine qui est si loin de nous. Cette empathie est non seulement motivée d'un point de vue humanitaire, mais aussi parce que nous vivons une expérience similaire depuis 77 ans.

 

Bref, Gaël Faye a réussi à transmettre ses émotions avec sincérité, nous permettant de comprendre les sentiments d’une société lointaine et de les relier à des événements qui nous touchent. Il nous a fait ressentir que, malgré nos différences, nous sommes tous humains et semblables. Nous méritons tous de vivre. Comme l’a dit Mahmoud Darwich : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie ».

 

 

                                                                                          Alia Khalaf

                                                                                                    Département de Français

                                                                                                    Faculté des Lettres

                Université de Birzeit, Palestine

Jour de ressac

Maylis de Kerangal

Éditions Gallimard, 2024 (256 pages)

 

 

Un ressac émotionnel : l’oubli retrouvé

 

Dans ce roman, Maylis de Kerangal nous plonge dans l’histoire d’une femme, Jeanne, dont la vie bascule lorsqu’elle reçoit un appel étrange d’un policier. Un homme est mort, inconnu, mais qui portait sur lui un ticket de cinéma avec le numéro de téléphone de Jeanne. Étonnée, cette découverte l'a poussée à revenir dans sa ville natale, Le Havre, pour comprendre le lien mystérieux qui les unit. Le roman devient alors un voyage intérieur entre passé et présent, entre ce qui reste et ce qui s’efface : mémoire et oubli.  

 

Ainsi, elle a mentionné : « Le vent du large semblait chuchoter à son oreille des souvenirs qu’elle croyait effacés », ce qui donne une idée sur la beauté et l’expressivité du style, porteur d’images poétiques et d’idées profondes. On voit comment la nature aide à faire revenir les souvenirs. Cette citation illustre parfaitement la manière dont l’autrice donne vie à l’invisible.

 

Une autre phrase, « Elle reconnaît la silhouette de l’ancien cinéma, fermé depuis des années, mais encore chargé des émotions de ses jeunes années », indique comment le roman montre que le passé reste vivant en nous, même si on l’a oublié. Les lieux, dans ce livre, deviennent des personnages à part entière, porteurs de mémoire et d’émotion.

 

Enfin, c'est un roman profond, plein de tristesse et de souvenirs. Le style en est riche, poétique et touche le lecteur qui pensera à ses propres souvenirs lors de sa lecture. C’est un texte qui parle doucement mais intensément, une sorte de mélodie intérieure sur le temps qui passe, sur les fantômes du passé qui parfois reviennent frapper à notre porte. Une lecture mélancolique...

 

Jenan Farhat

Département de Français

Faculté des Lettres

Université de Birzeit, Palestine

 

La désinvolture est une bien belle chose

Philippe Jaenada

Éditions Mialet-Barrault, 2024 (496 pages)

 

 

Des vies simples, des émotions vraies

 

En lisant La désinvolture est une bien belle chose, j’ai eu l’impression de pouvoir respirer un peu. Ce livre, même s’il n’essaie pas d’en faire trop, m’a captivé. Il m’a surtout rappelé qu’on n’est pas obligé de toujours tout prendre au sérieux dans la vie.

 

Les personnages m’ont surpris : ils veulent juste vivre comme ils sont, librement, sans trop réfléchir ni se poser de limites. Ils ne cherchent pas à réussir ni à paraître parfaits, ils veulent juste exister à leur façon. Et ça m’a fait réfléchir à moi : je me suis rendu compte que j’essaie souvent de tout contrôler, alors qu’on peut aussi parfois apprendre à lâcher prise.

 

Le style de Jaenada est un peu spécial. Il écrit comme s’il parlait à un ami : il part dans des détours, fait des parenthèses ; parfois ça va vite, parfois c’est plus lent. Il y a des moments où je me suis un peu perdu, mais au fond, c’est aussi ce qui donne un charme au livre. Ce n’est pas un style académique, mais c’est sincère.

 

Ce roman n’est pas parfait, il est vrai. Et il m’a fait du bien. Dans un monde où tout va trop vite, où on est toujours sous pression, ce livre m’a donné envie de ralentir, de respirer, et de voir la vie autrement.

 

Il y a une scène que j’ai particulièrement appréciée : c’est lorsque l’auteur décrit une photo de Kaki et ses amis dans un bar. Il dit qu’ils ont l’air fatigués, pas à la mode, pas romantiques, mais libres. Il écrit qu’ils ne vont pas changer le monde, mais qu’ils sont juste là, ensemble. Cette image m’a beaucoup touché, parce qu’elle parle de jeunesse, de fragilité, et de cette envie de vivre même quand tout semble flou.

 

Je pense que ce livre peut plaire à ceux qui cherchent une lecture sincère, humaine, et sans artifices. On n’y trouve pas de grands rebondissements, mais une vraie émotion, une réflexion authentique sur la vie.

 

Ce n’est pas un chef-d'œuvre classique, mais c’est un livre honnête, qui touche par son ton libre et son regard tendre sur des gens oubliés. Il m’a laissé une impression de liberté, et c’est ça, je crois, qui m’a le plus marqué.

 

Mohammed Anees Barghouthi

Département de Français

Faculté des Lettres
Université de Birzeit, Palestine

Madelaine avant l'aube

Sandrine Collette

Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)

 

La révolte silencieuse d’une enfant !

 

Le roman de Sandrine Collette raconte l’histoire de Madelaine, une jeune fille qui vit une vie difficile avec beaucoup de douleurs. Elle ne connaît pas vraiment sa mère et elle est en quête de réponses sur sa famille, son passé, mais aussi sur elle-même.


Madelaine se sent souvent seule, incomprise, et un peu perdue. Elle veut comprendre pourquoi les choses dans sa vie sont si compliquées. Il y a aussi des moments où elle parle avec des adultes, mais ils ne l’écoutent pas vraiment.
Ce sentiment de solitude s’inscrit dans un univers rude, où la survie dans un monde hostile devient un combat quotidien. Peu à peu, elle commence à écrire, à réfléchir, et à se reconstruire.


Le langage est parfois un peu poétique, sans être hermétique. Ce qui m’a touchée, c’est le silence dans sa vie. Elle ne dit pas tout ce à quoi elle pense, mais on comprend quand même.
Un passage qui m’a marquée est : « J’ai crié en silence, mais personne n’a entendu. Alors j’ai écrit. » Cette phrase montre bien à quel point un langage poétique et un style touchant contribuent à évacuer la souffrance intérieure.

 

À travers le personnage de Madelaine, Sandrine Collette aborde des thèmes forts de révolte et d’injustice. L’œuvre parle de la lutte contre l’oppression. Ce livre m’a fait réfléchir sur les émotions qu’on garde à l’intérieur de soi. Madelaine est très jeune, mais elle est très forte. Elle essaie de rester debout même si elle tombe souvent.


C’est une histoire très intime, similaire à un journal.
J’ai bien apprécié ce roman parce qu’il est simple mais profond. On entre dans la tête de Madelaine, on perçoit ce qu’elle ressent. C’est tantôt triste, tantôt beau.

 

Ce livre montre qu’on peut se relever et se battre contre les injustices, même quand tout va mal. Sandrine Collette choisit ce titre pour marquer un moment de changement important dans la vie de Madelaine, une attente silencieuse avant un renouveau. C’est une belle leçon de courage.

 

 

Hadeel Moutan

Département de Français

                                                                                                      Faculté des Lettres

                Université de Birzeit, Palestine

Vous êtes l’amour malheureux du Führer 

Jean-Noël Orengo

Éditions Grasset, 2024 (272 pages)

 

 

Albert Speer : Architecte de la rédemption ou du crime ?

 

Dans Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Jean-Noël Orengo nous emmène dans un voyage intellectuel à travers les profondeurs de l'histoire nazie, où la réalité rencontre la fiction et où la vérité se fond dans une ironie mordante. À travers le personnage Albert Speer, un ingénieur qui cherche à se présenter comme un Phalanx, Orengo révèle comment de prétendus héros peuvent devenir de simples marionnettes entre les mains d'un mythe meurtrier. Mais la satire est-elle un outil approprié pour exposer cette sombre histoire ?

 

L’auteur tire parti de l'ironie comme d’un dispositif puissant pour déconstruire les mythes historiques liés au nazisme, en particulier celui autour d'Albert Speer. Souvent présenté comme « architecte repentant » ou comme une victime qui ignorait les crimes nazis, Speer est en réalité démasqué par l'écrivain, dont le style audacieux capte notre attention dès les premières pages... 

 

Bien que le style ironique d'Orengo puisse provoquer des débats, il cherche surtout à montrer comment Speer a utilisé son récit personnel comme un outil pour se justifier. Cela ajoute une complexité supplémentaire à notre compréhension de l'histoire. On peut donc dire que ce roman offre une vision critique de l'histoire à travers un style littéraire innovant. 

 

Malgré ces critiques, le roman tire sa force de cette ambiguïté, entre fiction et réalité, entre fantaisie et mémoire. Le passage le plus marquant pour moi – celui qu'il m'est impossible d'oublier – c'est quand Speer, emprisonné, commence à écrire ses mémoires sur de vieux papiers, et y grave cette phrase choquante : "Le guide est toujours là". Cette simple phrase suffit à démontrer comment Hitler, même après sa mort, hante Speer tel un fantôme. Hitler n'est plus l'homme que Speer affrontait, il est devenu une créature symbolique, un mythe impossible à déboulonner. À travers les écrits de Speer, Orengo illustre une vérité amère : même ceux qui se repentent de leur passé en restent prisonniers.

 

La phrase que me vient à l’esprit dans ce contexte est celle-ci : "L'histoire se répète toujours". Permettez-moi de faire le lien avec la situation actuelle dans nos pays arabes, particulièrement en Syrie. Même après s'être débarrassé de son ancien président tyrannique, le fantôme de ce criminel continue de hanter de nombreuses personnes. Il aura ainsi réussi à laisser une empreinte terrifiante sur tout un peuple.

 

Finalement, Vous êtes l'amour malheureux du Führer délivre un message important qui nous rappelle que toutes les figures historiques ne sont pas des héros. Le roman fait valoir la manière dont des personnages comme Albert Speer, qui se présentait comme repentant, ont participé aux plus grands mensonges de l'après-guerre. L'histoire, malgré le temps qui passe, n'oublie pas. Elle continue de hanter les générations futures par son influence, que ce soit dans la mémoire collective ou la réalité politique.

 

 

Alia Khalaf

                                                                                                      Département de Français

                                                                                                                          Faculté des Lettres

                Université de Birzeit, Palestine

Vous êtes l’amour malheureux du Führer 

Jean-Noël Orengo

Éditions Grasset, 2024 (272 pages)

 

 

Une beauté servie à l’ombre du crime

 

Que devient un homme qui a mis son talent au service d’un dictateur ? Sous les beaux bâtiments et les grands projets, il y a une vérité : l’admiration réciproque et dangereuse que se portent mutuellement un architecte et Hitler.

Dans ce livre, Jean-Noël Orengo raconte la relation compliquée entre Albert Speer, architecte proche de Hitler, et Hitler lui-même. Ce n’est pas une histoire classique : l’auteur montre surtout les silences, les regards, et ce qui n’est pas dit entre eux. Il utilise des documents authentiques, comme les mémoires de Speer, pour expliquer cette relation étrange et tendue

Tout commence en 1933, à Munich. Albert Speer rencontre Hitler pour la première fois. Hitler est occupé à nettoyer un pistolet. Leur premier échange est très froid, néanmoins il crée un lien spécial : Speer cherche l’admiration, Hitler voit en lui un outil. Petit à petit, Speer devient l’architecte officiel du régime : il construit des lieux de pouvoir et monte les décors des grands rassemblements. Mais derrière ces projets impressionnants, il y a l’ombre des camps de concentration. Speer dit qu’il ne savait rien, mais le doute persiste. Le roman avance entre moments forts et silences lourds, montrant comment beauté et horreur peuvent coexister. C’est là que le livre frappe fort à mon avis.

Ce qui fait la puissance de ce roman, c’est qu’il ne juge pas directement. Orengo ne veut pas accuser Speer ni le défendre. Il préfère poser des questions au lecteur : est-ce qu’on peut séparer un artiste de ce qu’il fait ? L’art est-il vraiment neutre quand il se met au service d’un régime criminel ? Avec un style simple mais parfois percutant, Orengo montre comment la beauté peut cacher la lâcheté. Speer ressemble alors à beaucoup de gens : intelligent, élégant, mais silencieux devant l’horreur. Un homme qui préfère le silence à la responsabilité pour échapper à la culpabilité.

Ce qui m’a plu, c’est la façon dont l’auteur met en lumière la beauté extérieure cachant une vérité terrible. Cela fait réfléchir sur la vraie nature du pouvoir. Le roman Vous êtes l’amour malheureux du Führer est une histoire forte et importante. Il montre comment l’art, loin d’être toujours innocent, peut devenir complice du pire.

C’est une lecture qui nous pousse à réfléchir, qui nous dérange, et qui nous rappelle également que derrière chaque horreur, il y a souvent des gens "talentueux" qui la rendent possible.

 

 

                                                                                                          Furat Morad

Département de Français

                                                                                                                                     Faculté des Lettres

               Université de Birzeit, Palestine


Houris

Kamel Daoud

Éditions Gallimard, 2024 (411 pages)

 

 

La tempête intérieure

 

  « Le vois-tu ? ». Le roman Houris de Kamel Daoud commence par une question intéressante. Cette interrogation, simple à première vue, est en réalité une invitation à réfléchir sur la façon de voir le monde. La question ouvre ainsi la voie à un voyage intérieur, une exploration des relations humaines, des conflits intimes et des défis personnels. En posant cette question, Daoud convie ses lecteurs à regarder au-delà des apparences et à comprendre les luttes intérieures de ses personnages.

 

Quel sens a la souffrance d’une jeune femme dans une société qui lui impose des rôles stricts et des attentes impossibles ? C’est une situation de plus en plus courante, mais ce n'est pas juste.

Une femme marquée par un passé tragique, victime de violence, et pourtant si forte. Quelle douleur ! Que c’est bouleversant !

Une femme qui choisit de lutter contre son destin, de donner naissance à un enfant malgré tout. Quelle admirable force intérieure !

 

Œuvre de Kamel Daoud publiée en 2024 par Gallimard, cette œuvre est un roman politique et social. À travers l’histoire d’Aube, Kamel Daoud sonde la violence et la souffrance des femmes dans une société marquée par le terrorisme et la guerre. Après avoir perdu sa famille dans un massacre terroriste, Aube est adoptée par Khadija, qui devient sa mère de substitution.

 

Travaillant comme coiffeuse, elle fait face aux jugements de la société, qui désapprouve son métier. Après avoir été victime de violences sexuelles pendant la guerre civile, Aube tombe enceinte et décide de donner naissance à une fille, qu’elle nomme Houri. Ce choix symbolise sa résistance et sa résilience face à une société oppressive. Les relations complexes entre Aube,

Musa et Zeina ajoutent de la profondeur au récit, tandis que la fin ouverte permet au lecteur de réfléchir sur le destin des personnages.

Qu’est-ce que Daoud cherche à nous enseigner à travers les défis rencontrés par Aube dans un monde marqué par la guerre et la violence ?

Veut-il nous initier à une nouvelle manière de comprendre la condition des femmes dans la société arabe ?

Houris n’est pas seulement une réflexion sur la condition féminine dans le monde arabe, mais une méditation plus large sur l’identité, la liberté et la quête de sens dans un monde en proie à des contradictions sociales et culturelles. Le roman interroge la place de l’individu face aux attentes de la société et invite à repenser les perceptions de la femme, non seulement en tant que symbole religieux ou culturel, mais aussi en tant qu’individu à part entière.

 

Aseel Mahmoud

Département de Français

Faculté des Langues

Université de Bagdad, Irak

Jour de ressac

Maylis de Kerangal

Éditions Gallimard, 2024 (256 pages)

 


Le mystère et la mémoire

 

Jour de ressac est un roman de Maylis de Kerangal publié aux Éditions Gallimard. L’histoire commence au Havre, où un corps sans identité est retrouvé sur la plage. La police ne sait pas qui est cet homme, mais elle trouve dans sa poche un ticket de cinéma avec un numéro de téléphone. Ce numéro appartient à la narratrice, une femme d’une cinquantaine d’années qui travaille comme doubleuse de films.

Cette dernière ne comprend pas pourquoi son numéro est lié à cet homme. Elle va alors essayer de découvrir la vérité et comprendre ce qui s’est passé.

 

L’histoire est construite autour d’un mystère. Qui est cet homme ? Pourquoi avait-il sur lui le numéro de la narratrice ? Est-ce une simple coïncidence ou y a-t-il un lien entre eux ?

Mais le roman ne parle pas seulement de cette enquête. Il traite aussi de la mémoire et du passé. La narratrice se pose des questions sur sa propre vie et sur les souvenirs qui reviennent parfois sans prévenir.

 

Comme dans d’autres romans, la ville joue un rôle important. Le Havre a été détruite pendant la guerre et reconstruite après. C’est une ville qui change avec le temps, mais qui garde aussi des traces du passé.

Dans le roman, la narratrice marche dans la ville et se rappelle certains moments de sa vie. La ville devient dès lors un symbole du temps qui passe et des souvenirs qui demeurent.

 

Maylis de Kerangal utilise un style poétique et descriptif. Elle mélange l’enquête avec des réflexions sur la vie et la mémoire. Car le livre n’est pas seulement une histoire policière, mais aussi un récit plus profond sur l’identité et le lien entre les personnes.

Le rythme de l’écriture est parfois lent, avec beaucoup de descriptions, mais cela permet au lecteur de ressentir l’atmosphère du Havre et les émotions de la narratrice.

 

Dans Jour de ressac, l’auteur nous fait réfléchir à plusieurs questions :

Peut-on vraiment oublier le passé ? Comment une ville influence-t-elle notre mémoire ? Pourquoi certains souvenirs reviennent-ils alors qu’on pensait les avoir oubliés ?

Le roman ne donne pas de réponses directes, mais il pousse le lecteur à réfléchir à ces sujets.

 

Jour de ressac est un roman qui mélange mystère, souvenirs et réflexion sur le temps. Ce n’est pas une simple enquête policière, mais un livre qui parle de la mémoire et de l’influence du passé sur le présent.

 

À travers l’histoire de la narratrice et du corps retrouvé sur la plage, Maylis de Kerangal nous invite à nous interroger sur nos propres souvenirs et sur les liens invisibles qui existent entre les personnes et les lieux.

 

Sara Rahman

Département de Français

Faculté des Langues

Université de Bagdad, Irak

 

 

La désinvolture est une bien belle chose

Philippe Jaenada

Éditions Mialet-Barrault, 2024 (496 pages)

 

 

Perdue

 

« Pourquoi, un matin d'automne, une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d'amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d'un beau soldat américain qui l'aimait aussi, s'est-elle jetée à l'aube par la fenêtre d'une chambre d'hôtel, à vingt ans ? J'aimerais savoir, comprendre. »

 

Par cette interrogation, s'ouvre le roman de la désinvolture. À travers cette quête tourmentée, l'auteur explore des thématiques comme l'amour, l'absurde, et les hasards troublants la vie, tout en offrant un regard tendre et souvent humoristique sur ses personnages et leurs trajectoires.

 

Une femme si jolie, jeune, intelligente et libre : toutes ces qualités n’en rendent le suicide que plus inattendu. Car que veut dire le suicide d'une jeune femme à vingt ans ? C'est bien sûr une chose difficile et tragique ! Une femme suicidaire. Quelle tristesse ! Que c'est difficile et choquant !

 

Œuvre de Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose est publiée en 2024 chez Mialet-Barrault. L'auteur de ce roman adopte un ton à la fois humoristique et introspectif, mêlant anecdotes personnelles, digressions et réflexions philosophiques. Ce style, qui est une marque de fabrique, contribue à rendre la lecture vivante et attachante. L’histoire commence à Dunkerque en 2023. Le narrateur décrit la mer, la plage et l’ambiance de la ville. Il visite les lieux où Pauline Dubuisson (une femme réelle qui a eu un destin tragique après la Seconde Guerre mondiale, connue pour son procès et son suicide) a grandi. Il se souvient de son passé, surtout de son adolescence pendant la guerre et de sa relation avec les soldats allemands. Il parle également de l’opération Dynamo en 1940. À ce moment-là, Pauline assiste aux horreurs de la guerre et décide de devenir médecin.

 

Après cette description de la situation initiale, l’auteur raconte l’histoire de Jacqueline Harispe, surnommée Kaki. C’était une jeune femme belle et intelligente, mais en 1953, à 20 ans, elle se jette par la fenêtre d’un hôtel à Paris. Le narrateur se demande pourquoi elle a accompli un tel geste. Il découvre que Kaki faisait partie d’un groupe de jeunes artistes marginaux à Paris, qui se réunissent dans un café appelé "Chez Moineau". Ces jeunes ne voulaient pas suivre les règles de la société. Ils vivaient librement, mais beaucoup d’entre eux étaient perdus.

 

Dans La désinvolture est une bien belle chose, plusieurs personnages réels et fictifs s'entrecroisent, offrant une réflexion sur le destin et la fatalité.

Jacqueline Harispe (Kaki) : Une jeune femme belle et intelligente qui, en 1953, à l’âge de 20 ans, se suicide en se jetant du cinquième étage d’un hôtel à Paris. Son histoire, presque oubliée, est au cœur de l’enquête du narrateur.

Le narrateur (Philippe Jaenada lui-même) : L’auteur qui mène une quête introspective et historique pour comprendre pourquoi Kaki s’est suicidée, tout en établissant des parallèles avec d’autres figures tragiques.

Pauline Dubuisson : Une femme ayant réellement existé, marquée par son passé pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Elle a été jugée pour le meurtre de son amant et a fini par se suicider en 1963 au Maroc. Son histoire résonne avec celle de Kaki.

Boris Gregurevitch : Un jeune soldat américain qui partageait la chambre d’hôtel avec Kaki au moment de son suicide.

Le groupe du café "Chez Moineau" : Des jeunes artistes et marginaux qui rejettent les normes de la société, vivant une liberté parfois destructrice. Parmi eux, on retrouve des figures réelles comme Patrick Straram, Jean-Michel Mension, et Vali Myers, qui influencent l’ambiance du récit.

Louki : Un personnage issu du roman Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano, qui, tout comme Kaki, mène une vie tourmentée et finit par se suicider.

Ces personnages, qu’ils soient réels ou inspirés de la littérature, permettent à Jaenada de brosser un portrait poignant de la jeunesse, de l’errance et du désespoir qui peut conduire à une fin tragique.

L’auteur établit ainsi un lien entre Kaki et un personnage de Modiano, Louki, qui a aussi une vie difficile et finit par se suicider. Il voit également un parallèle entre Pauline et Kaki, deux jeunes femmes marquées par la vie et le destin.

Curieux, il commence une recherche historique sur Kaki, mais il trouve peu d’informations. Son histoire semble oubliée.

 

Finalement, Philippe Jaenada exprime un sentiment personnel fort : ces histoires le touchent profondément. Il sent qu’elles révèlent quelque chose d’important sur la société, la jeunesse et la solitude.

 

Bien que le roman soit salué pour sa profondeur et son style unique, certaines critiques soulignent des longueurs dans le récit. Cependant, ces moments sont souvent justifiés par la conscience et l'autodérision de l'auteur.

 

À travers cette histoire pleine de larmes, que veut dire Philippe Jaenada ? À quoi voudrait- il arriver ? Est-ce qu'il pense que cette femme s'est suicidée à cause de la guerre ? À partir de la situation difficile de celle-ci, Jaenada voudrait nous initier à vivre l’histoire du suicide, quand il confie : "J'avais en tête depuis des mois l'image de cette jeune femme qui tombe (du cinquième étage d'un hôtel miteux).”

 

En racontant le suicide de cette jeune femme, Jaenada nous a dépeint le danger de la guerre, une catastrophe insurmontable !

 

Noor Tarique

Département de Français

Faculté des Langues

Université de Bagdad, Irak

Madelaine avant l'aube

Sandrine Collette

Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)

 

 

Les luttes et la révolte de Madelaine

 

Dans Madelaine avant l’aube, Sandrine Collette nous plonge dans un univers brut et mystérieux, où l’isolement et la survie sont les fils conducteurs de l’histoire. Le roman raconte l’histoire de Madelaine, une enfant courageuse orpheline et vaillante, confrontée à une nature sauvage, mais aussi à des relations humaines complexes. L’aube, dans ce roman, n’est pas seulement une simple partie du jour ; elle symbolise un nouveau départ, de même qu’une épreuve qui se renouvelle sans cesse.

Le récit commence avec Madelaine, retrouvée seule dans la forêt : on soupçonne que ses parents sont morts à cause de la misère et du froid. Dans ces circonstances dramatiques, elle sera adoptée par une famille paysanne qui n'a pas d'enfants. Elle est à la recherche d’une forme de rédemption, mais aussi d’un moyen de fuir son passé. Cette retraite volontaire, loin des yeux des autres, est d’abord une quête de paix, mais elle devient vite un lieu de lutte contre ses propres démons. Le roman nous dévoile en effet les tensions internes de Madelaine, mais aussi l’intensité de ses rapports avec la nature, qui n’est jamais bienveillante, et ses jeux avec les petits garçons.

Au fur et à mesure de l’histoire, les thèmes de la résilience, de la douleur et du deuil émergent de manière récurrente. Le titre, Madelaine avant l’aube, fait référence à ce moment particulier, à cette frontière entre la nuit et le jour, entre l’ombre et la lumière. L’aube, ici, n’est pas simplement un retour du jour, mais un moment de transformation. C’est un passage, une promesse de changement, mais aussi une période incertaine et fragile, où les peurs, les regrets et les espoirs se côtoient.                                        

Le roman de Sandrine Collette se caractérise par une écriture réaliste et poétique qui rend l’atmosphère de la campagne presque palpable. La nature, omniprésente, est un personnage à part entière : à la fois nourrissante et menaçante, elle rappelle la dualité de la condition humaine. Madelaine, une jeune fille sauvage qui souffre du froid et de la faim, allume la flamme de la révolte dans un monde rural opprimé par un seigneur féodal. À la recherche de la justice sociale afin de donner un sens à sa vie, elle devra sonder ses propres limites et comprendre que la liberté se conquiert souvent dans la douleur.

Le titre Madelaine avant l’aube pourrait aussi être lu comme une métaphore du cheminement intérieur du protagoniste. « Avant l’aube », c’est avant la lumière, avant l’espoir, avant la délivrance. Mais c’est aussi un moment suspendu, où la vérité est encore floue, et où le temps semble s’étirer pour Madelaine. L’aube représente un changement, un renouveau, mais aussi l’inconnu. Et c’est ce qui rend le roman fascinant : cette incertitude, ce flou qui enveloppe le personnage principal et le lecteur tout au long de l’histoire.

En conclusion, Madelaine avant l’aube est un roman féministe qui met en avant le rôle de la femme rebelle dès son enfance, et motivée par le désir de secouer la société de survie. C’est une œuvre de rédemption, mais aussi de confrontation avec soi-même. Le roman explore la complexité des relations humaines, tout en nous offrant une immersion dans un monde naturel rude et impitoyable. Le titre est dès lors une invitation à comprendre la lutte de Madelaine, mais aussi à réfléchir à nos propres luttes intérieures, à nos propres aurores. L’angoisse de l’enfance, exacerbée par la famine et la misère – peut-être conséquences de la guerre – agit comme une bombe à retardement. Mais c’est aussi de cette souffrance que naît le désir ardent de liberté, d’égalité et de fraternité, moteurs d’un véritable éveil.

 

Joyce Fahd

Département de Français

Faculté des Langues et de Traduction

Université Pharos d’Alexandrie, Egypte

 

Archipels

Hélène Gaudy

Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)

 

 

Entre terre et mer, l’empreinte des disparus

 

Archipels d’Hélène Gaudy, finaliste du Prix Goncourt 2024, est une œuvre de confluence, où se rejoignent des bribes de vies éparpillées par l’histoire et des paysages habités par les silences. Une cartographie intime et collective, une traversée où l’oubli lutte contre la mémoire, où la terre et la mer dialoguent à voix basse.

 

Née en 1979 à Paris, Hélène Gaudy est une autrice au regard plastique. Formée aux Arts appliqués et aux Arts décoratifs de Strasbourg, elle manie les images autant que les mots. Son écriture procède du regard, elle s'attarde sur les formes, les reliefs, les empreintes laissées sur les corps et les lieux. Membre du collectif Inculte depuis 2006, elle s'est toujours tenue à la lisière des genres, entre roman, récit et essai visuel. Avec Archipels, elle poursuit son exploration du visible et de l’invisible, dans une prose d’une douceur exceptionnelle.

 

Qu’est-ce qu’un archipel, sinon une somme d’îles dispersées qui ne forment pourtant qu’un seul et même monde? Archipels procède de cette logique. Le roman s’ouvre sur une disparition, celle d’un père, puis s’étend en cercles concentriques : vies éclatées, territoires fragmentés, temps morcelés. Hélène Gaudy nous entraîne dans une quête à la fois intime et universelle, mêlant destins individuels et tragédies collectives. C’est un roman de l’errance, du passage, de la perte, où chaque absence laisse un sillage que le récit tente de suivre.

 

Archipels raconte l’histoire d’une femme qui, en cherchant à mieux comprendre son père silencieux et secret, entreprend un voyage à travers les souvenirs et les non-dits. Ce périple la mène sur les traces d’un homme autrefois jeune, artiste engagé dont le passé, enfoui sous des couches d’oubli, ressurgit peu à peu. Entre le poids des objets qu’il a accumulés et les fragments d’histoire qu’elle découvre, elle tisse un lien entre le privé et le collectif, entre sa propre mémoire familiale et les grands bouleversements du XXe siècle.

 

Découvrir Archipels, c’est entendre la respiration du monde. Gaudy cisèle une écriture fluide et enveloppante, une prose où chaque mot semble pesé comme un galet avant d’être posé sur la page. Son talent réside dans cette manière d’effleurer sans heurter, de dire sans imposer. Ses phrases, parfois longues comme une houle qui se forme, parfois brèves comme un ressac, créent un rythme hypnotique. Peu d’auteurs savent capter le bruissement du temps avec autant de professionnalisme. Un livre comme une carte aux contours mouvants, où chaque île est une mémoire, chaque vague une réminiscence.

 

Pourquoi lire Archipels? Parce que c’est un livre qui parle à la fois du vaste monde et de l’infiniment intime. Parce qu’il nous invite à questionner nos propres archipels, nos dérives, nos refuges. Parce qu’Hélène Gaudy écrit avec une rare maîtrise, une attention presque amoureuse aux détails et aux interstices de l’histoire humaine.

 

 

 

Dans la mer du temps se dispersent les voix,

Naufragées d’une mémoire incertaine.

Les îles attendent, muettes et sans foi,

Que reviennent les âmes lointaines.

 

Pierre Bahgat

Département de français

Faculté Al-Alsun

Université Aïn-Shams, Egypte

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

 

Une mémoire et une résilience

 

« Le passé était présent, le génocide toujours en cours. »

« Rwanda, pays du lait et du miel. »

 

Ces extraits du roman de Gaël Faye illustrent l’ambiance de cette œuvre qui met en relief l’histoire du Rwanda. Le roman décrit les différentes phases de ce pays sans extravagance, ainsi qu’il aborde l’évolution des vies des personnages principaux lors de ces phases : Milan, Venancia, Claude, Mamie, Eusébie et Stella.

 

Évidemment, le roman est considéré comme une autobiographie, mais le narrateur y écrit surtout l’histoire de plusieurs générations qui ont vécu, soit le génocide de 1994, commis contre des centaines de milliers de personnes, soit ses répercussions à différentes échelles.

 

Avec délicatesse, il raconte les sentiments des survivants et des survivantes, obligés de poursuivre le rythme de leur vie malgré le manque, la terreur et l’injustice.

 

Faye a tissé plusieurs sentiments complexes lors de sa narration. Il relate les événements en tant qu’histoire transmise dans une réunion familiale au salon, regroupant tous les membres de la famille afin de comprendre les séquences des événements douloureux. Avec peu de suspense et une touche de romance pour capter l’attention, l’œuvre possède également une portée documentaire permettant à tous d’imaginer l’histoire et de la vivre à travers les scènes.

 

De plus, le choix du titre est symbolique : le jacaranda est un arbre tropical flamboyant aux grappes de fleurs bleu lavande. Présent dans plusieurs scènes, il représente l’un des symboles du roman, incarnant le refuge, la douleur et l’enracinement.

La façon d’écrire est fluide, simple et harmonisée pour que le lecteur puisse s’immerger dans des scènes pleines de romance et de perte, de parole et de silence, de terreur et de paix.

L’écrivain construit sa narration selon l’effet papillon : il collecte des informations sur le Rwanda, les civils, les lois, la situation des familles, l’évolution des personnages face aux épreuves, et met en lumière leurs conséquences.

 

Ce roman est loin d’être monotone. En prolongeant l’histoire, il offre une quasi-simulation de notre époque contemporaine, avec un choix inédit de terminologie et d’expression. Malgré le fardeau des événements monstrueux – le génocide et l’exil –, il est plein de foi et d’espoir en un avenir qui pourrait être empreint d’amour, de cohésion et de compréhension pour l’humanité, et non pour l’intérêt d’un groupe ou d’une croyance.

 

Karen Nader Matta

Département de Français

 Faculté des Langues, Al- Alsun

Université Ain Shams, Egypte

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

 

Pluie après le feu

 

« Cette idée me traversait, puis je pensais aussitôt à Claude, à Eusébie, à Stella, et quelque chose se fissurait en moi qui laissait passer un soleil insensé, la possibilité, malgré tout, de la vie et de la beauté. »

Jacaranda, ce roman extraordinaire, aborde le thème du génocide contre les Tutsis au Rwanda. L’écrivain a autant voulu mettre en exergue le vrai cauchemar que vivaient non seulement les tutsis mais tous les êtres humains de la région, que les détails historiques et politiques. Il a élaboré une série d’histoires, celles de diverses personnes comme Claude, l’enfant sauvé miraculeusement du génocide, Eusébie qui a perdu son mari et ses enfants d’une manière cruelle, Vannecia, qui n’arrive pas à accepter la réalité et décide d’effacer son origine, Estella qui est née après le génocide et Rosalie son arrière-grand-mère qui représente la souffrance de toutes les générations qui ont vécu pendant cette crise. Celle-ci incarne également la lueur d’un espoir, celui d’une meilleure vie. Autant de personnages qui se complètent et qui sont reliés d’une manière ou d’une autre pour témoigner de cette réalité traumatique.

D’origine rwandaise, l’auteur a pu par excellence représenter la vraie souffrance du peuple rwandais, endurée depuis de longues années et jusqu’à présent. Il a transporté le lecteur au cœur de cette expérience, comme s’il était l’un des protagonistes du roman. Ce récit reflète également les sentiments des nouvelles générations qui souffrent elles aussi des conséquences de cette crise jusqu’à nos jours. Par ailleurs, l’écrivain a tiré parti de la description de l’environnement – dont le jacaranda qui représente la mémoire et le chalet qui représente la famille – pour transmettre les sentiments des personnages au lecteur,

 Ce qui surprend, c’est que, malgré sa nationalité française, puisque son père est français, l’écrivain a choisi de vivre avec sa famille au Rwanda, ce qui témoigne de son profond attachement à son pays ainsi que de sa foi en la reconstruction d’un Rwanda pacifique et prospère.

Un ouvrage extraordinaire qui captive le lecteur, qui le plonge dans l’océan de la lecture et l’empêche de délaisser son livre sans l’avoir terminé. L’écrivain a usé d’un style simple et émouvant. Il a ainsi exprimé des sentiments sincères liés au génocide et aux tueries dont le monde est aujourd’hui témoin.

Cette œuvre nous rappelle qu’il est grand temps de jeter toutes armes de guerre et de commencer une nouvelle ère de réconciliation, de paix et de stabilité. C’est le temps de devenir des vrais humains qui se respectent les uns les autres. C’est le temps de pardonner et de se pardonner à soi-même.

Un roman qui donne au lecteur l’espoir de vivre à nouveau, et qui nous rappelle que c’est à nous de dessiner notre avenir et que c’est par nous que la vie pourrait devenir un Paradis.

 

Maria Akmal

  Département de Français

Faculté Al-Alsun

Université Aïn-Shams, Egypte

Vous êtes l’amour malheureux du Führer 

Jean-Noël Orengo

Édition Grasset, 2024 (272 pages)

 

 

L’énigme “Speer”

 

"Un mensonge répété mille fois devient une vérité." (Joseph Goebbels)

 

Jean-Noël Orengo, figure singulière de la littérature contemporaine, s’attaque dans Vous êtes l’amour malheureux du Führer à l’un des plus grands mensonges de l’Histoire : la métamorphose d’Albert Speer, architecte du Reich et ministre de l'armement, en une victime de son propre destin. Grand ordonnateur des mirages nazis, Speer a su, au prix d’un jeu d’ombres et de silences, se forger une image expurgée de toute compromission avec la Solution Finale. Son tour de passe-passe biographique, qu’il parachève dans ses Mémoires en 1969, fascine autant qu’il trouble. Orengo en fait la matière d’un roman hybride, entre fiction et vérité historique, traquant dans la trame du mensonge les coutures apparentes de la vérité.

Il explore ainsi les stratégies rhétoriques et narratives qui ont permis à Speer de façonner son mythe, notamment en jouant sur l’oubli sélectif et la manipulation des archives.

 

Le roman s’ouvre sur les premiers pas de Speer auprès d’Hitler, cet autodidacte en architecture subjugué par l’ordre monumental. Orengo décortique la fascination mutuelle des deux hommes : d’un côté, un dictateur trouvant en Speer la concrétisation de ses fantasmes urbanistiques ; de l’autre, un jeune architecte ambitieux, trop heureux de se voir adoubé par le Titan du IIIe Reich. Loin d’être un simple exécutant, Speer devient un acteur central du régime, incarnant l’illusion d’une technocratie apolitique au service d’une idéologie criminelle.

 

Mais Vous êtes l’amour malheureux du Führer ne se contente pas de reconstituer une relation toxique. Orengo interroge la vérité historique, soumet les faits à une radiographie implacable. Son écriture, dense et sensorielle, déjoue la linéarité biographique. La narration prend des airs de vertige, oscillant entre la chronologie des événements et les postures d’un Speer vieillissant, en quête de rédemption publique. Il en résulte un texte où les faux-semblants s’accumulent, mettant à nu les artifices d’un homme passé maître dans l’art de la justification tardive.

 

Orengo déploie une langue vive, ciselée, à la croisée du roman historique et de l'essai. Chaque page suinte l’ambiguïté : l’architecte était-il une simple silhouette ballottée par l’histoire ou le complice actif d’une idéologie meurtrière ? L’auteur ne répond pas directement, mais observe, dissèque, expose. Son roman résonne dans notre époque de récits concurrentiels, où la vérité se négocie plus qu’elle ne s’impose. En cela, Vous êtes l’amour malheureux du Führer s'inscrit dans une réflexion plus large sur la fabrique du mensonge et la responsabilité des témoins face à l’Histoire.

 

Pierre Bahgat

Département de français

Faculté Al-Alsun

Université Aïn-Shams, Egypte

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

 

 Entre exil et mémoire, un voyage identitaire

  

Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans une atmosphère chargée de nostalgie et d'aspiration à l'existence. À travers le parcours de Milan, un jeune homme tiraillé entre la France et le Rwanda, deux terres qui l'ont construit sans jamais lui appartenir totalement, l’auteur nous livre un récit où le passé et le présent s’entrelacent, où le silence est la réponse à plusieurs interrogations cruciales. L’une des forces du roman réside dans sa capacité à capturer la dualité de la jeunesse rwandaise, partagée entre le devoir de mémoire et le désir d’avancer. Gaël Faye illustre cette tension à travers des scènes vibrantes, telles que ces discussions enflammées dans un bar de Kigali, où la danse et la musique masquent une douleur toujours présente. Le personnage de Claude, l’enfant rwandais recueilli par la famille de Milan, incarne cette quête identitaire. Leur relation, marquée par une séparation brutale, laisse une cicatrice profonde sur Milan. Plus tard, lorsqu’il tente de soutenir Claude financièrement, c’est un échec cuisant, révélateur des difficultés à se reconstruire dans un pays encore hanté par son passé. Pourtant, c’est aussi au Rwanda que Milan trouve une forme de stabilité, partageant un logement avec Claude et Sartre, dans une bohème désabusée mais fraternelle. Milan incarne cette jeunesse aux identités morcelées : trop rwandais pour être français, trop français pour être rwandais, il oscille entre ces deux mondes sans jamais y trouver pleinement sa place. Son parcours est jalonné de tentatives de réconciliation avec son passé, notamment à travers son retour au Rwanda, où il espère trouver quelques repères identitaires et lever le voile sur les secrets du passé, malgré les désillusions. Le roman bascule lorsque Milan est rappelé à Paris, où sa mère est à la fin de ses jours. Face à elle, il récite une prière, un moment d’une intensité rare. Après sa mort, Milan entreprend de reconstruire son histoire familiale, découvrant le secret de sa mère, Venancia : sa sœur jumelle, Viviane, morte noyée en 1973 en tentant d’échapper aux massacres contre les Tutsis. Cette tragédie, qui a marqué Venancia, a creusé un fossé entre elle et sa propre mère, éclairant enfin le silence qui a pesé sur leur famille.

À la fin du roman, Milan décide de ne pas disperser les cendres de sa mère dans le lac Kivu, un choix lourd de sens. Son acte montre que sa mère ne voulait pas revenir au Rwanda et qu’elle s’était détachée de cette terre. Ce refus de l’ancrage final symbolise une rupture avec les attentes imposées par l’histoire familiale. Cela marque aussi un tournant pour Milan : au lieu de chercher à s’enraciner de force dans un passé douloureux, il commence à accepter son identité hybride et à tracer son propre chemin. Ce geste est une clé de lecture du roman : Jacaranda ne propose pas de réponse unique sur l’identité et la mémoire, mais nous invite à nous réconcilier avec le passé. Remarquons ainsi que le titre Jacaranda n’a pas été choisi au hasard par Gaël Faye. Cet arbre, avec ses fleurs violettes éclatantes, est un symbole puissant dans le roman. Il représente à la fois le souvenir inoubliable, le passé douloureux et la quête identitaire des personnages.

D’une part, le jacaranda est lié à Stella, un personnage marqué par un traumatisme profond. Il devient un témoin silencieux de son passé et incarne la mémoire qui refuse de s’effacer. D’autre part, cet arbre est une métaphore du Rwanda lui-même : un pays magnifique mais chargé d’une histoire douloureuse, que les nouvelles générations doivent reconstruire en s'appuyant sur leur héritage multiculturel.

Grâce à la plume de Gaël Faye, Jacaranda est un roman qui touche au plus profond de l’âme. Mais ce qui marque avant tout dans ce roman, à la fois poétique et incisif, c’est que chaque phrase porte une émotion brute, chaque description du Rwanda est une peinture vibrante de couleurs et de sons. L’auteur, par son talent, nous fait ressentir l’arrachement, le doute, mais aussi la beauté d’un pays meurtri et résilient.

Gaël Faye explore des thèmes universels : la mémoire, l’exil, la transmission et la quête d’identité. C’est une œuvre qui interroge, bouleverse et inspire, une invitation à réfléchir sur la manière dont chacun peut se réconcilier avec son histoire. Pour ceux qui cherchent un livre qui les emportera, les bousculera et les transformera, Jacaranda est une lecture incontournable.

 

Yasmine Waal El Zoghby

 Département de Français

Faculté de Langues et de Traduction

  Université Pharos d’Alexandrie, Egypte

 

Jour de ressac

Maylis de Kerangal

Éditions Gallimard, 2024 (256 pages)



Le Havre

 

     Jour de ressac de Maylis de Kerangal explore la vie d’une femme confrontée à la découverte d’un corps sur une plage du Havre. À travers des flashbacks, elle revisite ses souvenirs, notamment ceux d’un amour perdu, tout en réfléchissant à son passé et à l’impact de cet événement sur sa vie actuelle.

La narratrice, comédienne de doublage, reçoit un appel de la police concernant un cadavre trouvé près de la digue nord du Havre, avec son numéro de téléphone dans la poche de la victime. Cet événement déclenche son retour dans la ville de son enfance, où elle se remémore des souvenirs enfouis, notamment ceux de son premier amour, Craven.

Dans Jour de ressac, les personnages jouent un rôle essentiel dans l’exploration des thèmes de la mémoire, de l’identité et des liens familiaux. Voici un aperçu des personnages principaux :

Le personnage central du roman, la narratrice, est à la fois témoin et actrice de son propre récit. Sa quête pour comprendre son passé et ses racines est au cœur de l’intrigue. Elle est confrontée à des souvenirs d’enfance et d’adolescence qui la hantent, notamment en lien avec la ville du Havre. Ces souvenirs, les témoins de sa jeunesse, représentent des fragments de son passé. Les interactions et les souvenirs partagés avec d’autres personnages contribuent à la construction de son identité. Bien que la victime retrouvée sur la plage ne soit pas un personnage au sens traditionnel, la découverte du corps agit comme un catalyseur pour l’intrigue. Il symbolise les secrets, les pertes et les histoires non racontées qui hantent la narratrice. D’autres personnages, tels que des voisins ou des connaissances, apparaissent dans les souvenirs de la narratrice, enrichissant ainsi le tableau de son enfance et de son environnement.

L’écriture de Kerangal est riche et poétique, offrant une exploration des émotions et des souvenirs liés à la ville du Havre. La narration à la première personne permet une immersion profonde dans les pensées et les sentiments du protagoniste. L’autrice excelle également dans la description des lieux, notamment du Havre, en intégrant des éléments historiques et contemporains. Les phrases longues et descriptives maintiennent l’intérêt du lecteur sans l’ennuyer, tout en abordant des thèmes tels que la nostalgie, la perte et la manière dont les lieux façonnent nos vies et nos souvenirs.

Plusieurs thèmes influencent le déroulement du roman et les personnages, tels que la mémoire, l’identité, les impacts de la guerre et de l’immigration, ainsi que les défis du métier de doublage face à l’IA.

Le roman aborde en particulier les défis du métier de doubleur, notamment face à l’essor de l’intelligence artificielle. L’IA transforme le paysage du doublage, posant des questions sur l’avenir et la place des acteurs dans cette industrie en mutation. L’intelligence artificielle menace près de 15 000 emplois en France, avec des voix de comédiens déjà utilisées sans leur consentement. Les acteurs de doublage se retrouvent dans une situation précaire, où leur travail pourrait être remplacé par des technologies capables de reproduire des voix.

La ville du Havre est décrite non seulement comme un cadre, mais comme un personnage à part entière qui influence le récit. Kerangal évoque son attachement à cette ville, soulignant son évolution depuis son enfance et son impact sur son imaginaire littéraire. Le Havre, avec son architecture moderne et son port animé, est dépeint comme une ville à la fois grise et vibrante, où le béton côtoie la mer. Cette dualité reflète les émotions des personnages, souvent en proie à des conflits intérieurs et des relations complexes.

La ville, avec ses paysages maritimes et ses rues animées, devient le reflet des luttes internes des personnages. Les descriptions poétiques de la mer et des quais évoquent une atmosphère de mélancolie et de beauté, soulignant la quête identitaire et les liens qui attachent la narratrice à son enfance et à son adolescence dans cette ville historique, lieu de naissance de l’autrice-narratrice, dont elle a oublié, avec le temps, ses souvenirs d’adolescence, voire sa première relation amoureuse.

Ville marquée par son histoire, notamment bombardée durant la Seconde Guerre mondiale par les Anglais et les Allemands en 1944 : « Les images d’archives se fondent bientôt en une seule et même photographie, ce champ de ruines qui figure toute ville bombardée — Hambourg, Dresde, Groznyï, Beyrouth, Gaza… »

Le roman aborde également des thèmes universels tels que la perte et le deuil. Les personnages, confrontés à des tragédies personnelles, doivent apprendre à naviguer dans un monde qui semble souvent hostile. Le ressac, métaphore de la vie qui revient sans cesse, symbolise les défis que chacun doit surmonter pour sa survie.

Le Havre, ville bombardée, détruite mais reconstruite, est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Voilà le héros de Jour de ressac de Maylis de Kerangal. Peut-on être à sa hauteur ?

 

Ganna Assem

                                                                        Département de Français

Faculté des Langues et de Traduction

Université Pharos d’Alexandrie, Egypte

 

La désinvolture est une bien belle chose

Philippe Jaenada

Éditions Mialet-Barrault, 2024 (496 pages)

 

 

La vie de Kaki: désinvolture ou rigueur

 

L’auteur Philippe Jaenada revient avec un ouvrage fascinant, La Désinvolture est une belle chose, où il mêle enquête historique, récit intime et regard acéré sur une époque. Cette fois, il s’attarde sur le destin tragique de Jacqueline Harise, dite Kaki, une jeune femme de vingt ans nés le 28 novembre 1953, qui met fin à ses jours en sautant du balcon d’un hôtel parisien. Mais s’agit-il réellement d’un suicide ? L’auteur mène une enquête minutieuse pour dévoiler la vérité : crime ou acte désespéré ? Qu’est-ce qui a poussé cette jeune femme à sauter de la fenêtre de sa chambre d’hôtel ?

À travers le destin de Kaki, Jaenada dresse également le portrait poignant d’une génération perdue : des jeunes sans attaches, désargentés mais animés d’un souffle poétique, oscillant entre révolte et errance. L’auteur ne se contente pas de raconter une histoire : il enquête, recoupe les faits et tente de faire émerger la vérité entre les lignes du passé. Avec la minutie et l’obsession du détail qui le caractérisent, il se lance dans une véritable investigation pour comprendre ce qui a pu conduire Kaki à cet acte ultime.

Dans La Désinvolture est une belle chose, Philippe Jaenada explore non seulement la vie de Kaki et les circonstances de sa mort, mais il met aussi en lumière les injustices dont elle a été victime. Fidèle à son engagement littéraire, il poursuit son travail de réhabilitation des oubliés, de celles et ceux dont l’histoire a été effacée ou déformée. Ce livre, à la fois bouleversant et captivant, s’inscrit dans la lignée des œuvres marquantes de l’auteur, où l’intime rejoint le collectif pour interroger notre rapport à la mémoire et à la vérité.

Mais au-delà du destin de Kaki, Jaenada dresse aussi un tableau saisissant de la société parisienne de l’après-guerre, une époque marquée par des bouleversements culturels et sociaux profonds. Il évoque une jeunesse en quête de sens, écartelée entre un idéal de liberté et une réalité plus dure, où les illusions se heurtent à la brutalité du monde. À travers son écriture foisonnante et son regard empreint de tendresse et d’ironie, il redonne vie à ces fragments du passé, rendant justice non seulement à Kaki, mais aussi à toute une époque révolue.

La désinvolture, thème central du livre, est ici explorée sous toutes ses facettes. Elle traduit une forme de liberté, une absence de contraintes et de conventions sociales pesantes. Être désinvolte, c’est peut-être refuser de se laisser enfermer par les normes et les attentes d’une société rigide. Face aux drames et aux complexités de l’existence, la désinvolture peut apparaître comme une protection, une manière d’échapper à l’anxiété et au poids du sérieux excessif. Elle peut aussi être perçue comme une marque d’assurance, de naturel et de charme, révélant une certaine aisance avec soi-même et avec le monde. Mais le titre du livre peut également être lu comme une critique implicite : dans une société où le conformisme et la rigidité priment, la désinvolture devient une forme de résistance, un moyen de contourner les codes établis.

Finalement, La Désinvolture est une belle chose interroge cette attitude ambivalente. Comme l’a écrit Guy Debord : "La désinvolture est une belle chose, mais nos désirs étaient périssables et décevants." Cette phrase résonne avec le parcours de Kaki et celui de toute une génération, à la fois éprise d’absolu et condamnée à voir ses rêves s’évanouir à la recherche du bonheur perdu.

 

Jana Hany

Département de Français

Faculté des Langues et de Traduction

Université Pharos d’Alexandrie, Egypte

 

 

Archipels

Hélène Gaudy

Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)

 

                 Mémoire et quête identitaire à travers l’esprit insulaire du père           

 

Dès les premières pages, le roman s’ouvre sur la découverte par l'auteure d'une île en Louisiane nommée Jean Charles. Cette île porte le même nom que son père, ce qui déclenche une réflexion sur les mystères de sa vie et de son passé. L'auteure entreprend alors une enquête pour comprendre son père, un homme aux souvenirs inaccessibles, qui a passé sa vie à accumuler des objets dans son atelier. Elle explore cet espace pour retrouver des traces de son passé et tenter de les faire émerger. Le récit devient une conversation silencieuse entre la fille et son père, où elle cherche à cerner cet homme complexe qui a vécu plusieurs vies, mais n’a laissé que peu de souvenirs explicites.

Ce roman se compose de cinq chapitres :

Bayou : Le premier chapitre explore la notion de mémoire et de perte. L'île devient une métaphore de la disparition des souvenirs et des histoires familiales, si elles ne sont pas racontées. L'atelier du père est décrit comme un espace où il a accumulé divers objets, qui servent de clés pour comprendre son passé. L'auteure commence à explorer cet atelier, découvrant des objets qui lui rappellent des souvenirs d'enfance et des histoires familiales. Elle se demande pourquoi son père a amassé ces objets et ce qu'ils signifient pour lui.

Jean Charles, le père, est un personnage central. Il est décrit comme un homme à la présence tranquille et à la parole rare, qui se dit sans mémoire. Les grands-parents sont évoqués pour leur rôle dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Leur passé influence profondément la famille, notamment en ce qui concerne les valeurs et les secrets transmis silencieusement. L'auteure découvre des aspects cachés de leur vie et de leur engagement, enrichissant ainsi sa compréhension de son père et de sa propre identité.

Pierre : Dans ce chapitre, l'auteure explore comment ces objets peuvent révéler des aspects cachés de la vie de son père. Elle aborde la question de ce qui se transmet en silence au sein des familles. Les objets deviennent des porteurs de mémoire, permettant à l'auteure de mieux comprendre son père et son passé. Elle découvre comment il a vécu son enfance.

Feux : Ce chapitre pourrait contenir des moments de révélation, où l'auteure découvre les zones d’ombre de la vie de son père. Les feux symbolisent ces instants où les secrets, les vérités émergent. L’écrivaine s'intéresse à la manière dont l'art et l'engagement peuvent être des moyens de transmission silencieuse des valeurs et des souvenirs familiaux. À travers ses créations, le père a fait passer des messages qui ne sont pas toujours explicitement formulés. L'auteure explore les œuvres d'art et les écrits de son père, découvrant des thèmes récurrents liés à la liberté, à la justice et à la beauté. Elle commence à comprendre comment ces thèmes ont influencé sa propre vie et ses valeurs.

Éclipse : Ce chapitre pourrait symboliser un moment de transition ou de révélation dans la relation entre l'auteure et son père. L'éclipse, phénomène naturel, peut représenter un moment où les choses cachées émergent à la lumière. Ce chapitre explore la manière dont les souvenirs et les secrets familiaux peuvent être révélés ou dissimulés, influençant ainsi la compréhension mutuelle entre les générations. L'auteure commence à voir son père sous un jour nouveau, découvrant des aspects de sa personnalité qu'elle n'avait pas perçus auparavant. Une conversation importante s'engage, au cours de laquelle le père partage des secrets ou des histoires qu'il n'avait jamais relatés, créant ainsi un moment de connexion profonde.

Rivages : Le dernier chapitre clôt le voyage intime de l'auteure. Les rivages, lieux de rencontre entre la terre et la mer, symbolisent la jonction entre le passé et le présent. Ce chapitre aborde la résolution de l’enquête personnelle de l'auteure et la manière dont elle a pu reconstruire une image plus complète de son père à travers ses souvenirs et objets. L’auteure réfléchit sur tout ce qu’elle a découvert et sur la manière dont cela a changé sa perception de son père et d’elle-même. Elle trouve une forme de paix et de compréhension, sachant que les souvenirs familiaux sont désormais mieux ancrés dans sa mémoire.

Le lecteur est invité à suivre l'enquête de l'auteure, ce qui suscite curiosité et désir de découvrir les secrets cachés dans les objets et les souvenirs familiaux. Le roman encourage également le lecteur à réfléchir à sa propre vie et à ses relations familiales, faisant ainsi de la lecture une expérience personnelle et réflexive.

 

Mariam Medhat

Département de Français

Faculté de Langues et Traduction

Université Pharos d’Alexandrie, Egypte


Madelaine avant l'aube

Sandrine Collette

Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)

            

                  Madelaine avant l’aube : un souffle de révolte au cœur de l’oppression

Sandrine Collette, avec son roman Madelaine avant l'aube, nous transporte dans un univers où la survie est un combat quotidien. Le hameau isolé des Montées, décrit avec une précision saisissante (pages 15-25), est un lieu où le froid, la faim et la tyrannie règnent en maîtres. Les habitants, résignés, voient leur quotidien bouleversé par l'arrivée de Madelaine, une enfant sauvage surgie de la forêt (pages 40-50). Cette jeune fille, symbole de rébellion et de liberté, apporte un souffle nouveau dans une communauté figée par la peur. L’autrice excelle dans la création d'une atmosphère pesante et réaliste. Son style, à la fois poétique et brut, rend palpable la dureté de la vie dans ce village. Les personnages, tels qu'Ambre, Aylis et la vieille Rose, sont attachants et complexes (pages 60-80), chacun portant le poids de ses propres luttes. Madelaine, figure centrale du roman, déclenche une série d'événements qui mettront à l'épreuve les liens familiaux et la solidarité des habitants.

L'écriture de Sandrine Collette est immersive, nous faisant ressentir une palette d'émotions intenses. Les scènes de tension et de violence (pages 120-140) sont particulièrement marquantes, nous montrant la cruauté de la vie dans ce monde. La fin bouleversante (pages 200-220) est à la hauteur des attentes, avec une révolte qui gronde et des personnages confrontés à des choix difficiles.

Madelaine avant l'aube est un roman puissant et poignant qui ne laisse pas indifférent. Il soulève des questions essentielles sur la nature humaine et sur notre capacité à nous révolter contre l'oppression. Sandrine Collette confirme une fois de plus son talent de conteuse, nous offrant un récit sombre mais profondément humain.

Ce roman se distingue par une atmosphère immersive et réaliste, des personnages complexes et attachants, des thèmes universels et actuels, un style d'écriture puissant et poétique, et une tension narrative maîtrisée. Il aborde des thèmes tels que la révolte et la liberté, l'injustice et le pouvoir, les liens familiaux et l'impact de l'individu sur la société.

En conclusion, Madelaine avant l'aube est une œuvre marquante qui mérite d'être découverte. Sandrine Collette nous offre un roman qui résonne avec notre époque, nous invitant à réfléchir sur les valeurs de liberté et de résistance.

Aryaf Abdulrahman Alsuwailem

Traduction - Langue française

 Faculté des Langues

                                                                    Université Princess Nourah bint Abdulrahman, Arabie Saoudite

Kamel Daoud

Houris

Éditions Gallimard, 2024 (352 pages)

 

Les Houris de la terre

   

Dans ce roman, Kamel Daoud cherche des remèdes après un traumatisme bouleversant le quotidien d’une jeune villageoise. Comment revivre quand tout rappelle la mort ? Comment transmettre une histoire qu’on nous interdit de raconter ? D’abord, le titre du roman fait référence aux Houris, ces femmes d’une grande beauté promises par le Coran aux musulmans fidèles qui accéderont au paradis. Les Houris sont souvent décrites dans le texte sacré et les hadiths comme des compagnes d’une grande beauté, pures et éternellement jeunes. Certains interprètent ces versets comme symboliques, représentant une récompense spirituelle plutôt que physique. Dans l’imaginaire religieux, les Houris sont les vierges paradisiaques promises aux martyrs, un idéal fantasmé par les extrémistes, une récompense céleste qui justifie toutes les atrocités. Mais ici, Kamel Daoud renverse cette vision et la confronte à la réalité terrestre.

 

Les femmes ne sont pas des récompenses, mais des victimes. Elles subissent la violence des hommes qui se croient investis d’une mission divine. À travers ce roman, l’auteur critique non seulement l’extrémisme religieux, mais aussi la situation de maltraitance de la femme, perçue comme un objet dans la société algérienne, où elle est souvent réduite à des rôles dictés par une idéologie patriarcale.

 

L’auteur explore ces thématiques à travers l’histoire d’Aube, une jeune Algérienne qui, pendant la décennie noire des années 90, a été victime à l’âge de cinq ans d’une agression perpétrée par des terroristes au nom de la religion. Ces extrémistes ont mis à sac son village et tué sa famille, tandis qu’elle a survécu, marquée à vie physiquement et psychologiquement.

 

À 25 ans, et sans prévenir sa mère adoptive, Aube décide de suivre les traces de son enfance et de son traumatisme, alors que la guerre civile fait encore rage en Algérie. Aube échappe de justesse à la mort. Cependant, elle reste marquée à jamais dans sa chair : ses cordes vocales sont détruites, elle ne peut plus parler. Mais sa voix intérieure n’en sera que plus forte et puissante. Aube est une femme semblable à un mouton égorgé. Elle porte sur le cou ce qu’elle appelle un "sourire", la preuve vivante de la barbarie des hommes. On a essayé de la couper, mais sa tête est restée accrochée, restée pour dire, pour rappeler la décennie noire de l’Algérie, celle qui a tranché des têtes au nom de Dieu. Aube a un large "sourire" sur le cou et un bébé dans le ventre. Aube incarne à la fois cette oppression, mais aussi la résistance. Son retour dans son village natal est un acte de défi, une quête de vérité dans un pays qui préfère l’oubli.

 

Ses raisons d’avorter sont multiples, mais d’abord, elle doit relater l’histoire des années noires. Elle s’adresse à sa fille qui est encore dans son ventre : Houri. Aube se demande si elle a le droit de donner la vie après avoir frôlé la mort. Son enfant portera-t-il le poids du passé, ou parviendra-t-elle à briser ce cercle vicieux de souffrance ?

 

À mon avis, c’est un roman épouvantable dans lequel la cruauté de l’histoire côtoie la beauté de la littérature. À travers ce roman, composé de trois parties, l’auteur met en lumière les cicatrices laissées ouvertes par la guerre civile, tant sur le corps que sur l’esprit des survivants. Le style de Kamel Daoud est brut, parfois suffocant. Chaque mot porte en lui la douleur et la rage. Il ne cherche pas à adoucir la réalité, il l’expose dans toute sa cruauté. Houris est un roman qui ne laisse pas indifférent, un texte qui dérange et qui oblige à regarder en face une histoire obligatoirement effacée par l’État algérien. Nous plongeons dans un récit sombre et puissant où la mémoire et l’identité s’entrelacent avec la violence et le silence imposés par le contexte socio-politique.

 

À travers le destin brisé d’Aube, jeune Algérienne rescapée du massacre de son village pendant la décennie noire, l’auteur met en lumière les traumatismes du peuple algérien, causés par le fanatisme au nom de la religion. Non seulement Aube est survivante, mais elle est aussi le témoin oculaire d’un passé sanglant que l’Algérie tente d’enterrer. À cause d’une cicatrice au cou, les cordes vocales d’Aube sont détruites, ce qui symbolise un mutisme forcé par l’amnésie collective imposée par l’État. Pourtant, son silence hurle. Elle nous rappelle de combattre pour la survie de la mémoire et que certaines blessures ne seront jamais cicatrisées, car elles ne sont plus curables. L’auteur appelle à la justice, car la douleur des souvenirs persiste jusqu’à aujourd’hui. Il récuse la vision des terroristes, car est-il possible que la femme victime des terroristes sur Terre soit la récompense des assassins au nom de la religion dans le Ciel ?

 

En somme, dire non à la violence, écrire pour ne pas mourir : tel est le message pour une nouvelle Aube en Algérie.

 

Périhane Assem Mohamed

Département de Français

Faculté des Langues et de Traduction

Université Pharos d'Alexandrie, Égypte

Vous êtes l’amour malheureux du Führer 

Jean-Noël Orengo

Édition Grasset, 2024 (272 pages)

 

Crimes et monuments

 

« Ce n’est pas rien d’avoir été l’amour malheureux du Diable. »

 

Comment Albert Speer, cet homme ambigu et complexe, se retrouva-t-il être l'un des proches d'Adolf Hitler, l'architecte du Reich et ministre des armements, un nazi parmi les plus influents ? Et pourtant, parvint-il à devenir une figure emblématique, une sorte de héros aux yeux du monde après la guerre ? C'est là la question que soulève Jean-Noël Orengo dans sa "contre-biographie" Vous êtes l'amour malheureux du Führer. Un roman qu'il présente comme le fruit de sa propre fascination pour Speer et pour la relation trouble, mais indéniablement particulière, qui lia cet homme à Hitler.

 

Le roman débute en explorant cette relation singulière entre Albert Speer, l'architecte avide de pouvoir, et Adolf Hitler, le dictateur qui rêvait d'être architecte. Leur lien est décrit de manière intime, parfois presque amoureuse, l'intrigue s'articulant autour des étapes d'une relation complexe. À travers cette dynamique, l’auteur interroge le rapport entre l'art et le pouvoir, via une réflexion dense et fascinante sur la manière dont l'art peut servir les ambitions politiques. Ce sont les moments cruciaux de leur relation qui sont ainsi mis en lumière, avec une grande attention portée à l'évolution de leur lien.

 

Speer, bien qu’ayant été un acteur clé du régime nazi, se trouve bouleversé lorsqu’il découvre les horreurs de la Solution finale. Horrifié, il choisit de désobéir à Hitler et de s'éloigner de lui, mais cette rupture n'est que temporaire. Car malgré la monstruosité des actes du dictateur, Speer reste fidèle à l’homme qu’il vénérait. Après la guerre, l'architecte se sent coupable, malgré son ignorance apparente, se définissant comme "coupable collectivement, innocent individuellement". C’est ce paradoxe même qui tisse l’essence même du roman.

 

La question se pose alors : comment croire à son innocence ? L'improbabilité de la position de Speer en tant que ministre de l'armement, qui aurait ignoré les atrocités du régime, semble en effet difficile à accepter. Pourtant, il continue à faire croire en sa version, plus belle, plus séduisante, et c’est là la force de son mensonge. Orengo nous montre comment, malgré les preuves tangibles de sa complicité, la beauté du récit qu’il a construit a permis à Speer de tromper le monde, de se créer un mythe, une légende qui efface la réalité.

 

Le roman, à mesure qu’il avance, se transforme en une réflexion sur le pouvoir de la fiction. Entre autobiographie et autofiction, Orengo questionne assurément la mémoire, la manière dont l’histoire est écrite, et ce que nous devons retenir de ces personnages nazis. Faut-il les oublier, les condamner ou chercher à comprendre ce qui les a poussés à agir ainsi ? C’est dans ce jeu de miroir entre réalité et invention que réside la véritable question du roman.

 

Vous êtes l'amour malheureux du Führer est une œuvre rare et singulière, une exploration poignante de la relation entre deux hommes fascinants et dévastateurs, qui s'élargit en une réflexion plus profonde sur la mémoire, le mensonge et la construction du mythe. Par cette fiction, Jean-Noël Orengo tente non seulement de déconstruire le mythe d'Albert Speer, mais aussi de se libérer de son propre envoûtement par cet homme et par l’histoire qu’il a laissée derrière lui.

 

Riche en éléments historiques, à lire absolument !

 

Suaad Ibrahim Omar 

Département de Français 

Faculté des Lettres

Université de Khartoum

Madelaine avant l'aube

Sandrine Collette

Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)

 

Le mal qui laisse place à l’espoir

 

Sans spécifier ni lieu ni temps, ce roman rural noir dépeint un monde saisissant qu’on a l’impression de connaître de près : celui d’un village marqué par l’isolement et la dureté de la vie. Dès le prologue, Eugène, un fermier, apprend qu’un malheur est survenu chez lui. Une tension émotionnelle s’installe dès le début. Puis ensuite, on fait la connaissance de Rose, une femme âgée, et des jumelles Amber et Aelias. Amber, mariée à un buveur, souffre de ne pas avoir enfanté, tandis qu’Aelias a trois fils avec Eugène. Rose offre à Amber une petite fille qu’elle a trouvée quelque part. Et l’intrigue s’enchevêtre !

 

Dans ce roman, la nature est un personnage central, une belle personnification intensifiant l’atmosphère de souffrance et de résilience. Il y a les villageois qui acceptent leur sort, comme les femmes qui, après avoir subi des violences, finissent par se soumettre. Leur silence en dit long sur la peur et la fatigue, mais elles n’ont pas d’autre choix que de s’accrocher à la vie.

 

Madelaine, décrite comme une rebelle, incarne une force qui pourrait déranger l’équilibre du village. À travers elle, on pourrait constater que les femmes, bien que traitées comme des êtres inférieurs, démontrent une grande force même dans leur vulnérabilité, tout en conservant une humanité que les hommes eux-mêmes semblent parfois perdre.

 

Les liens familiaux sont au cœur de l’histoire, en dépit de l’hostilité de l’environnement. On constate que Germain ressent le manque de son frère et les jumelles, quant à elles, s’unissent pour lutter contre la séparation. Sandrine Collette, dans ce roman, dépeint une image puissante de la souffrance et des liens humains, rendant la lecture à la fois aigre-douce et immersive.

 

Une plume savoureuse que je recommande fortement !

 

 

Suaad Ibrahim Omar 

Département de Français 

Faculté des Lettres

Université de Khartoum

 

Abdallah TAÏA

Le Bastion des Larmes

Paris, Éditions Julliard, 2024

 

Roman neuf mais vieille histoire

 

Le Bastion des Larmes raconte l’histoire de Youssef, un homosexuel marocain vivant en France et qui revient au Maroc pour des funérailles. C’est là que des souvenirs remontent en lui : ses relations avec ses sœurs, son ami Najib, la violence et le traumatisme qu’il a subis, ainsi que sa réticence à pardonner à sa famille.

 

Dans cette autobiographie, Abdellah Taïa aborde des thèmes qu’il semble maîtriser, à savoir la pauvreté, l’homosexualité et la discrimination. D’évidence, ses expériences personnelles apportent une profondeur émotionnelle et une sensibilité unique et touchante. Son style d’écriture, où le dialogue se mêle à la narration sans claire distinction, laisse libre cours à un flux lisse et tranquille. Sa plume, à la fois simple et poétique, dégage une douceur rare. L’aspect visuel dans son écriture est puissant et de fait, il ne serait pas surprenant que l’auteur envisage une adaptation cinématographique, comme il l’a déjà fait avec L'Armée du Salut.

 

La répétition de certains mots ou phrases au cours des dialogues soulignent quelques aspects intéressants relatifs aux protagonistes. On constate qu’à l’exception de Youssef, les autres parlent abondamment, divaguent et répètent souvent les mêmes idées. Cette manière de dialoguer donne une impression de monologue intérieur, révélant les doutes, les peurs et les croyances des protagonistes. À l’inverse, Youssef adopte la posture du spectateur. On ne connaît que peu de choses sur lui en dehors de son homosexualité, ce qui rend d’ailleurs l’empathie difficile à son égard.

 

L’homosexualité et l’hypocrisie sociale restent les deux thèmes centraux du roman. On ne cesse d’observer comment chaque personnage fait face à l’isolement, à l’ostracisme et à la violence. Youssef fuit vers une société plus accueillante, Najib acquiert le respect par le biais de l’argent, Kaddour embrasse pleinement son identité, tandis que Khalid sacrifie la sienne pour s’adapter. Chacun d’eux finit par perdre quelque chose !

 

L’apparition de Najib dans les rêves de Youssef, ainsi que leurs conversations après sa mort, symbolisent un lien surnaturel et profond, en dépit de la distance qui les sépare. Ils sont unis par leurs larmes, une souffrance partagée qui constitue un espace sûr l’un pour l’autre.

 

Ce roman se concentre sur des thèmes très personnels. Néanmoins, Abdellah Taïa semble parfois céder à des émotions récurrentes. Ces émotions se reflètent à travers ce roman et son parcours, donnant l’impression d’une stagnation narrative. La scène où l’imam lave le corps de Najib traduit parfaitement cet aspect. Dégoûtante et ridicule, elle n’apporte pas grand-chose à l’histoire selon moi.

 

À un moment donné, on a l’impression que l’unique préoccupation de l’auteur est de faire passer son récit, même si c’est avec des scènes complètement déconnectées de la réalité des sociétés arabo-musulmanes. Ce qui d’ailleurs rend l’histoire discordante. Par exemple, il est extrêmement difficile de pouvoir imaginer qu’un enfant puisse être violé en public dans une société arabo-musulmane sans qu’aucun témoin ne réagisse d’une manière ou d’une autre ! Il faut l’avouer : l’idée que tout le monde, sauf Youssef, accepte cet acte de viol me paraît irréaliste et ridicule.

 

Redondante et hyperbolique mais belle et audacieuse ! C’est ainsi que je décrirais la plume de Taïa que je recommande quand même !

 

Suaad Ibrahim Omar 

Département de Français 

Faculté des Lettres

Université de Khartoum

 

Jour de ressac

Maylis de Kerangal

Éditions Gallimard, 2024 (256 pages)

 

Une femme et une ville

 

Une femme, à peine rentrée du travail, vers 14h, reçoit un appel de la part du commissariat suite à la découverte d’un homme mort au Havre, sa ville natale. On aurait trouvé son numéro de portable dans la poche de la victime. Bien qu’elle ne reconnaisse pas du tout cet homme, elle décide quand même de retourner au Havre, ne serait-ce que pour chercher à comprendre le lien entre eux.

 

Ce roman va au-delà du mystère du meurtre qui n’est en fait que la face extérieure ; il s’agit en fait d’un portrait intime de la narratrice, une femme de cinquante ans, mariée et mère, qui doit se confronter à son passé. À travers des réflexions sur sa jeunesse, notamment son premier amour, elle explore ses souvenirs et ses émotions. La narration à la première personne, accompagnée de descriptions détaillées de la ville, permet une connexion intime avec le lecteur.

 

Le Havre est presque un personnage à part entière, décrit à travers son passé et son présent, son histoire tragique résonnant avec les émotions de la narratrice. Ce roman, publié pour le 80e anniversaire de la libération du Havre, révèle le lien profond de l’auteure, Maylis de Kerangal, avec la ville.

 

De nombreuses histoires parallèles, comme la guerre en Ukraine et la crise de l’art face à l'IA, enrichissent le récit sans le détourner de son essence.

Jour de ressac est un faux-thriller qui, au lieu de se concentrer uniquement sur l’intrigue, offre une exploration bouleversante et émouvante de son héroïne.

 

Une plume émouvante !

À lire et à relire !

 

 

Suaad Ibrahim Omar 

Département de Français 

Faculté des Lettres

Université de Khartoum

 

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

D'où l’on vient

 

Huit ans après l’acclamation de Petit pays, Gaël Faye signe son retour avec un roman d’une émotion aussi profonde que nécessaire. À travers l’histoire de quatre générations, Jacaranda s’immisce dans les entrailles du Rwanda, non seulement pour relater ses tragédies passées, mais surtout pour explorer le douloureux après. Comment les hommes, meurtris par l’histoire, parviennent-ils à se reconstruire, à se réinventer malgré les ombres du passé et à avancer en laissant derrière eux la haine qui les a défigurés ? 

 

Le narrateur, Milan, est né d’un père français et d’une mère rwandaise, mais il ignore presque tout de ce pays lointain, que sa mère refuse obstinément de partager avec lui. Lorsqu’un neveu, orphelin du génocide, surgit puis disparaît subitement de leur vie, Milan prend conscience de la pièce manquante dans son existence, de ce vide douloureux et inexplicable. À travers ses séjours successifs au Rwanda, de 2000 à 2020, il entreprend un voyage de découverte, non seulement du passé de sa mère et de son pays, mais aussi de l’âme de sa propre famille. 

 

Une amitié, fragile et belle, naît entre Milan et Claude, mais la réalité se révèle implacable : malgré les liens du sang, leurs mondes respectifs sont irréductiblement différents. Milan, qui n’a jamais été confronté à la souffrance, peine à comprendre la profondeur du traumatisme qui ronge Claude. Cette distance entre eux est le reflet de la fracture, de l’irréversible séparation entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis. 

 

Gaël Faye, avec une finesse rarissime, n’hésite pas à aborder l’histoire du Rwanda dans toute sa complexité et ses contradictions, sans chercher à édulcorer la vérité. Les événements, d’une densité accablante, sont dépeints avec une telle sensibilité qu’ils s’inscrivent dans l’intime. Le lecteur découvre peu à peu, à travers les récits de témoins, des instants de mémoire, des fragments d’un passé lourd de douleur. Parmi ces voix, celle de Stella, rendant hommage à Rosalia, son arrière-grand-mère centenaire, figure de sagesse et de survie, ayant traversé les tumultes du temps. Leur relation incarne une continuité, un héritage familial porté par les vagues de violence. À travers les témoignages poignants de Claude et Eusébie, l’auteur nous invite à réfléchir sur la cruauté des hommes, hier amis et voisins, aujourd’hui bourreaux ; à mesurer la force inouïe des survivants qui, contre toute attente, trouvent la force de se relever, d’affronter la mémoire de l’horreur. 

 

Un moment clé du roman s’ouvre sur le désespoir de Claude, qui se demande si le Pays des mille collines, ce peuple épuisé, pourra jamais guérir. Mais l’auteur, toujours porteur d’une lueur d’espoir, introduit cette phrase lumineuse : « Puis je pensais aussitôt à Claude, à Eusébie, à Stella, et quelque chose se fissurait en moi, laissant passer un soleil insensé, la possibilité, malgré tout, de la vie et de la beauté. » Ce passage, plus que tout autre, incarne l’essence même de l’œuvre : l’idée que la rédemption et l’espoir ne résident que dans la solidarité humaine, dans la force du collectif, dans l’unité retrouvée. Le roman se conclut sur une scène émouvante où le narrateur, après avoir laissé échapper ses larmes, se trouve réconforté par la présence chaleureuse et bienveillante de ceux qui l’entourent : « Je pleure. Je sens alors des mains me caresser le dos, des voix me consoler, des présences me réconforter. Je ne suis pas seul. Je ne suis plus seul. » 

 

L’auteur interroge également le thème du traumatisme générationnel, cette douleur invisible mais persistante et pesante. Milan et Stella, bien qu’ils n’aient pas vécu directement la violence, en sont profondément marqués. La mère de Milan, en cherchant à effacer son passé pour le préserver, empêche son fils de comprendre la vérité et le vide qui la hante. Le silence de cette mère devient dès lors le terrain d’un malaise insurmontable dans leur relation. Stella, la génération d’après le génocide, porte le fardeau d’être le « fruit du sacrifice », lourd héritage d’un monde fracassé. 

 

Le jacaranda, cet arbre majestueux et emblématique du Rwanda, est un symbole de cet héritage douloureux et lumineux à la fois. La souffrance, la mort, mais aussi la réconciliation et l’espoir. À travers cet arbre, Gaël Faye parvient à distiller une vérité simple et poignante : la vie, malgré tout, trouve toujours un moyen de surgir, d’éclore. 

 

Avec une grande maîtrise du langage et une sensibilité à fleur de peau, l’auteur nous offre un roman d’une beauté poignante. Jacaranda est un chant d’espoir, une méditation sur le temps et la résilience, qui n’élude aucune des ombres de l’histoire rwandaise. Une lecture lumineuse, intense et nécessaire, que je recommande à chacun d’expérimenter. 

 

 

Suaad Ibrahim Omar 

Département de Français 

Faculté des Lettres

Université de Khartoum

 

 

Kamel Daoud

Houris

Éditions Gallimard, 2024 (352 pages)

 

Une aphonie bruyante

 

Dans Houris, Kamel Daoud tisse l’histoire d’Aube, survivante de la guerre civile algérienne, marquée à jamais par la violence. Elle perd sa voix, mais son « sourire », une canule qui la maintient en vie, devient un symbole de son combat contre l’oubli. Vingt ans plus tard, enceinte, elle cherche à transmettre à son enfant une vérité douloureuse : parfois, il vaut mieux ne pas être né.

 

À travers la figure d’Aube, Daoud explore l’oppression des femmes et la résistance discrète qu’elles opposent. Son salon de beauté devient un refuge, un lieu où la beauté, souvent ignorée, se transforme en acte de subversion contre le patriarcat. La guerre, elle, est effacée par la réconciliation nationale, mais le « sourire » d’Aube, lui, témoigne de la douleur persistante.

 

Dans la seconde partie, Aïssa, un compagnon, évoque les massacres à travers des dates, questionnant la mémoire et l’effacement imposé par le silence. Aube, enceinte, hésite : tuer ou non son enfant devient une métaphore du combat entre mémoire et oubli.

 

La troisième partie dévoile une injustice systémique : les femmes sont accusées, oubliées, tandis que les hommes, responsables, obtiennent le pardon. L’oubli devient une forme de survie, mais aussi de miséricorde, comme le montre Hamra, une victime marquée par la guerre.

 

Houris, c’est un cri contre l’effacement du passé, une plongée dans les cicatrices invisibles d’un pays, un texte dense et poétique, un hymne à la mémoire et à la résistance.

 

Une plume savoureuse !

 

Suaad Ibrahim Omar 

Département de Français 

Faculté des Lettres

Université de Khartoum

 

 

 

 

 

Archipels

Hélène Gaudy

Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)

 

Perdu, puis retrouvé

 

Dans Archipels, Hélène Gaudy explore la mémoire et la vieillesse à travers le portrait intime de son père vieillissant, qu’elle compare à une île engloutie, engloutie par le temps. L’île, métaphore de l’isolement imposé par l’âge, devient le centre du récit, où l’auteur se plonge dans l’analyse de son père sous divers angles : homme, artiste, professeur, père et enfant. Ces fragments d’une vie éclatée se mêlent aux poèmes, carnets et rêves de ce père, créant un récit à la fois personnel et universel.

 

La plume de Gaudy, légère et poétique, s’apparente à un puzzle : une construction non linéaire, presque chaotique, qui imite la fluidité des souvenirs. Cette structure, parfois déroutante, restitue l’ambiguïté des mémoires et la quête incessante d’un sens caché derrière les fragments du passé. À travers cette recherche, l’auteure dévoile une relation complexe entre le père et la fille, une connexion profonde entre art et vie, entre héritage et découverte.

 

Les thèmes abordés — la vieillesse, la perte, la jeunesse, la mort — sont universels, mais traités avec une sensibilité personnelle, voire confidentielle. Le récit touche à l’essentiel : cette peur de se perdre dans l’abstraction et de se détacher du concret, une crainte partagée par tous ceux qui traversent le temps. L’écrivain, en scrutant son père, scrute aussi le monde, l’histoire, et tout ce qui reste de la mémoire humaine.

 

Archipels est une œuvre délicate, où chaque ligne, chaque image poétique dépeinte avec des mots, semble chercher à capturer l’âme d’un père et d’une époque. Un roman à la fois intimiste et universel, qui laisse une empreinte indélébile dans le lecteur.

 

 

Suaad Ibrahim Omar 

Département de Français 

Faculté des Lettres

Université de Khartoum

 

Kamel Daoud

Houris

Éditions Gallimard, 2024 (352 pages)

 

Au-delà des ruines, l’éclat des âmes

 

La guerre, immense tragédie où s’entrelacent les hurlements de l’histoire et les soupirs des âmes, se déploie dans Houris avec une intensité rare. Chaque page vibre comme une onde, oscillant entre lumière et ombre, espoir et désespoir, mêlant l’intime et l’universel dans une alchimie poignante. Kamel Daoud, maître des silences évocateurs, compose un roman où chaque mot vibre comme une corde sensible, où chaque silence creuse un abîme. C’est une symphonie tragique, où les échos de la mémoire résonnent comme un cri dans l’obscurité. Aube, héroïne lumineuse et brisée, incarne le cœur battant de ce récit. Marquée par une cicatrice longue de dix-sept centimètres, elle porte sur son visage une douleur enfouie mais omniprésente. Ce sourire figé, à la fois défiant et résigné, est un murmure que le silence prolonge, un refus obstiné d’oublier. Aube n’est pas simplement une femme : elle est une allégorie vivante, un fragment d’Algérie tiraillé entre passé et avenir, une étoile égarée dans une nuit sans fin. Elle incarne les luttes silencieuses, les blessures inexprimées d’une nation en quête de réconciliation avec ses fantômes. Oran, cette ville à la fois tangible et éthérée, s’anime sous la plume de Daoud. Ses ruelles enchevêtrées, baignées de clartés vacillantes, reflètent un passé omniprésent. La mer, omnisciente, tantôt berceau apaisant, tantôt gouffre insondable, reflète les fractures d’une nation et devient le miroir des tourments d’Aube. Chaque description, empreinte de poésie grave, invite le lecteur à sonder des profondeurs où la beauté côtoie l’effroi, où chaque détail porte une vérité poignante. La mémoire, dans Houris, est une rivière souterraine, insaisissable mais omniprésente. Comment avancer lorsque chaque pas est hanté par les spectres d’hier ? Aube, dans son mutisme imposé, devient le symbole d’une Algérie en quête d’elle-même, un pays suspendu entre l’amnésie et la réminiscence. Mais le roman ne se limite pas à une fresque mélancolique : il célèbre aussi une féminité indomptable. Les houris, figures mythiques promises aux martyrs, trouvent ici une nouvelle incarnation. En nommant sa fille Houri, Aube réécrit un mythe céleste en une réalité de résilience et de renaissance. Ce choix est un acte de rébellion douce, une proclamation d’espoir. Le style de Daoud s’élève comme une houle, mêlant la précision d’un orfèvre à l’intensité d’un visionnaire. Ses métaphores, ciselées avec soin, éclairent les zones d’ombre tout en conférant au texte une dimension universelle. La mer dialogue avec les cicatrices, le silence devient une langue plus vibrante que les mots. Chaque phrase, étoile dans la nuit, éclaire un chemin invitant à une expérience esthétique et viscérale. Chaque mot semble choisi pour ce qu’il dit et ce qu’il était, pour l’univers invisible qu’il suggère. L’apogée du roman réside dans le retour d’Aube à son village natal. Ce voyage, à la fois charnel et spirituel, est une descente aux Enfers autant qu’une quête de rédemption. Les ruines, témoins muets d’un passé écrasant, murmurent des vérités longtemps enfouies. Peut-on renaître sans affronter les ombres ? Peut-on guérir sans rouvrir les plaies anciennes ? Ces questions hantent chaque page, tissant un dialogue entre l’individu et le collectif, entre visible et invisible. Dans cet affrontement, Aube trouve non pas des réponses, mais une sérénité âprement conquise. Houris est aussi un roman des silences : ces espaces entre les mots où le lecteur plonge, comme dans une mer infinie. La ville d’Oran, presque personnifiée, raconte les absents et les survivants. La mer, douce et terrible, devient le réceptacle de toutes les contradictions humaines. Les souvenirs, tels des spectres flottants, errent dans les interstices de ce texte où chaque absence est une présence criante. Houris dépasse les frontières du roman pour devenir une élégie, une catharsis littéraire. Ce n’est pas une œuvre que l’on parcourt distraitement : c’est une immersion totale, où chaque vague transforme et révèle. Kamel Daoud, par sa plume lumineuse et grave, tend au lecteur un miroir révélant nos propres cicatrices, silences inexprimés et espoirs inavoués. Il invite à méditer sur la survie et sur ce qui reste de nous après les tempêtes. Ne lisez pas seulement Houris : laissez-vous emporter par son souffle et sa mélodie. Dans ces pages, vous trouverez bien plus qu’un récit : une exploration de l’âme humaine, un hommage à la résilience, et la preuve que, dans les débris du passé, des étoiles attendent encore de briller.

                                                         

                                                                                         Géovanna Salloum

Département de français

Faculté des lettres et des Sciences humaines

Université Saint-Joseph de Beyrouth 

 

Vous êtes l’amour malheureux du Führer 

Jean-Noël Orengo

Édition Grasset, 2024 (272 pages)

 

« Ce n’est pas rien d’avoir été l’amour malheureux du Diable »

 

Orengo accouche d’un théâtre politico-artistique mettant en jeu une comédie romantique homo-érotique rompant avec l’atrocité du décor nazi. Le roman publié en 2024 chez Grasset, est un calque romanesque des mémoires d’Albert Speer, dépeignant l’époque du Reich du parti national-socialiste d’Hitler en Allemagne entre 1933 et 1945 ; où la politique cède paradoxalement la place à l’amour, à l’art et à ce qui est en vogue.

Speer est architecte ; une profession de famille qu’il tient de son père et que ce dernier tient du sien. Il débarque dans le bureau du Führer, ses dessins sous les bras, et étale son ouvrage sur son bureau, comme on se dévêtit devant un bien-aimé. Il devient le favori du guide comme on devient l’amant de quelqu’un. Le premier chapitre annonce le coup de foudre d’un homme perçu comme tête d’une machine d’extermination, une aura antithétique par excellence.

L’architecture de Speer effacera la Prusse archaïque de Paul Troost et engendrera des monuments qui garantiront l’immortalité du Nazisme à travers l’espace et le temps. Il construit la nouvelle chancellerie du Reich et organise le procès de Nuremberg. Sous les mains habiles de l’homme d’art, naissent des dômes, des coupoles, des arcs de triomphe, et des décors de lumière, étoffant l’art jusqu’aux frontières de l’exagération :

« L’art attaque la mort, c’est basique. La pierre dure plus longtemps que la chair, c’est basique. Ce sont des truismes, l’expression d’un sens commun brutal, banal et imparable. Ils expriment la vérité toute simple de la pierre qui, taillée par la chair des hommes, dure plus longtemps que cette chair ».

Quand la guerre éclate, l’art perd de son importance aux yeux de Hitler et les conjoints commencent à se disloquer. Speer est nommé ministre de l’armement et dirige le troisième Reich mais « l’amoureux du Führer » est plus malheureux que jamais.

En 1947, l’architecte est le prisonnier numéro 5 d’une série de sept incarcérés à Berlin, condamné à vingt ans d’enfermement. Loin d’être sa chute ultime, son emprisonnement s’avère être un atout de sa renaissance. En 1966, il sort de prison et publie ses mémoires rédigées dans sa cellule, qui lui valent succès et popularité : il devient star de la culpabilité en Allemagne. Bien que la plupart des romans traitant les mémoires de Speer se limitent à ce point éminent de sa carrière, Orengo prolonge son écrit pour introduire Gitta Sereny : une historienne journaliste qui s’intéresse à l’ex-architecte du Reich, à son histoire dans l’Histoire.

« Qui écrit l’histoire, et surtout, comment l’écrit-il ? Qui a le droit de l’écrire, qui est le plus qualifié pour l’écrire ? […] Et quelle est la plus séduisante ? La vérité ou la fiction ? »

La fiction et la réalité du mémorialiste mélangées à la fiction romanesque de l’écrivain, imposent l’ambiguïté riche dans laquelle baigne l’ouvrage. Orengo questionne l’authenticité d’une mémoire-référence pouvant possiblement n’être rien d’autre qu’une agglomération de narcissisme et de rancune.

Bien que l’œuvre supprime les coups de théâtre, le suspense et les éléments perturbateurs, épousant un thème surexploité, en art, en littérature mais surtout en histoire, l’originalité réside dans l’écriture. Le lecteur s’attendant à un récit balisé de crimes, est sidéré face à un aperçu historique rédigé par une plume souple, légère mais encore poétique, romantique.

De grands personnages renommés sont dépeints à la manière de protagonistes romanesques : rêveurs, ambitieux, amoureux, et chutant dans le néant malgré tout. Le jeu actantiel jongle entre l’angélique, le diabolique, le génocidaire, l’innocent, le coupable, le talentueux, l’amant, l’aimé, le beau, l’ignoble, le victorieux et le perdant…. Les personnalités se bousculent dans un même être qui change de visage comme on changerait de vêtements. L’écrivain ne corrige point ni ne modifie l’histoire : c’est en imaginant ce qui réside entre ses lignes qu’il a su estomper les drames de l’humanité voire même les justifier.

Ce chef d’œuvre n’est pas le premier succès de Jean-Noël Orengo : suite à la publication de La fleur du capital, qui lui a valu le Prix Flore et le Prix Sade, amorçant une carrière jusque-là concentrée sur les critiques, notre écrivain charme de sa plume le jeune public. Vous êtes l’amour malheureux du Führer afflige de plus belle et ne déçoit guère un lectorat accoutumé à ses sujets lourds baignant dans une esthétique marquante.

 

Joanne Boutros Tartak

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 3, Tripoli

Université Libanaise

 

Vous êtes l’amour malheureux du Führer 

Jean-Noël Orengo

Édition Grasset, 2024 (272 pages)

 

L’amour au service du totalitarisme : un roman de fascination et de trouble

 

Comment l'intime s'entrelace-t-il avec l'idéologie ? Dans « Vous êtes l'amour malheureux du Führer », Jean-Noël Orengo explore une passion qui déraille dans l'histoire.

 

Dès les premières lignes, Jean-Noël Orengo frappe par l'audace de son propos. À travers une histoire d'amour improbable et dérangeante, il questionne le pouvoir de fascination du mal absolu. Peut-on aimer une figure destructrice sans perdre son humanité ? Une entrée en matière aussi troublante qu’incontournable pour interroger les zones d'ombre de l'Histoire et de la psyché humaine.

 

Un amour tabou dans un contexte historique brûlant

Jean-Noël Orengo choisit un sujet hautement subversif : l'amour d'un personnage (figure réelle de son architecte) pour le Führer. Ce n'est pas seulement une histoire d'amour interdite, mais un récit où l'intime rencontre le politique de la manière la plus déconcertante qui soit. Le roman s'inscrit en effet dans une réflexion sur la fascination irrationnelle qu'exercent les figures autoritaires, particulièrement dans des contextes de guerre et de totalitarisme.

Orengo réussit à rendre compte de cette relation par une écriture à la fois délicate et crue, qui plonge le lecteur dans les méandres de sentiments ambigus : admiration, passion et perte totale de repères moraux. Ici, l’amour devient une force destructrice, capable de renverser la rationalité et d'obscurcir la conscience.

La force du roman réside également dans son style littéraire. Orengo maîtrise une langue riche et poétique, qui alterne entre descriptions intimistes et réflexions historiques. Les passages sur l'idéologie nazie et ses conséquences sont d'une précision glaçante, tandis que les moments d'introspection plongent le lecteur dans une tension psychologique permanente.

L'auteur ne suit pas un plan linéaire. II opte pour une narration en fragments, qui reflète la confusion des personnages face à leurs émotions.

Cette structure confère au roman un rythme singulier, entre pauses contemplatives et accélérations brutales.

Orengo ne tombe jamais dans l'apologie ou la banalisation. Au contraire, « Vous êtes l'amour malheureux du Führer » s'apparente à un avertissement. Car si l'auteur interroge la capacité de l'amour à transcender la morale, il en montre aussi les dangers. Ce récit nous rappelle que la passion, lorsqu'elle est aveugle, peut mener à la destruction. Le lecteur est confronté à un malaise grandissant : comment comprendre une telle relation sans la juger ? L'auteur ne donne pas de réponse, mais il pose les bonnes questions. Cette ambiguïté est l'une des grandes réussites du roman, qui incite chacun à une réflexion personnelle sur la frontière entre l'admiration, l'obsession et l'éthique.

Jean-Noël Orengo s'inscrit ici dans une tradition littéraire qui aborde les aspects les plus sombres de l'Histoire humaine.

On pense notamment à des œuvres comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell, qui explorent les mécanismes d'adhésion au mal. Orengo, cependant, choisit un angle plus personnel : il se concentre sur l'individu et ses sentiments pour raconter l'Histoire. Cette approche donne au texte une profondeur humaine remarquable. Loin d'être une simple dénonciation, le roman devient une tentative de comprendre comment l'amour peut survivre, ou même naître, au cœur du chaos.

« Vous êtes l'amour malheureux du Führer » est un roman nécessaire, qui dérange et provoque. Il interroge la nature humaine dans ce qu'elle a de plus beau et de plus inquiétant. Jean-Noël Orengo pousse ainsi son lecteur à sortir de sa zone de confort pour réfléchir aux forces, parfois incontrôlables, qui nous animent.

Loin d'une simple provocation, ce roman est une œuvre littéraire dense et courageuse. Il mérite d'être lu, ne serait-ce que pour la puissance de son écriture et la profondeur de son questionnement. Ceux qui s'intéressent aux liens entre l'individuel et le collectif, entre l'amour et l'idéologie, y trouveront matière à réflexion.

Orengo nous livre un texte audacieux et profondément humain, qui explore la complexité des sentiments dans un contexte extrême. La frontière entre fascination et condamnation est fine, mais l'auteur parvient à la traverser avec intelligence. « Vous êtes l'amour malheureux du Führer » n'est pas un livre que l'on oublie. Il interroge, dérange et, surtout, nous pousse à regarder en face nos propres ambiguïtés.

 

Mariam Zalzali

Département de français

Faculté des lettres et des Sciences humaines

Université Saint-Joseph de Beyrouth

 


Madelaine avant l'aube

Sandrine Collette

Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)

 

Les flammes de l'injustice

 

Dans Madelaine avant l’aube, Sandrine Collette nous plonge dans un petit hameau isolé appelé Les Montées, où les habitants vivent sous le poids de l'injustice sociale et de la pauvreté, travaillant une terre qui ne leur appartient pas. Ils n'ont pas d’autre choix que d’accepter leur vie difficile sans essayer de la changer. Cette société rappelle le système féodal, où une petite élite possède tout et où les autres doivent se contenter de ce qui leur est donné. Tout change avec l'arrivée de Madelaine, une petite fille sauvage et affamée venue des forêts, qui bouleverse cet ordre établi. Bien qu'elle soit accueillie par les habitants, elle porte en elle une révolte intérieure. Madelaine devient ainsi un symbole de résistance contre l'injustice sociale et les inégalités.

Ce roman de Collette, récompensé le 28 novembre 2024 par le prix Goncourt des Lycéens aborde des thèmes puissants : l'injustice sociale, la révolte intérieure, les liens familiaux et la solidarité. Les Montées représentent cette société figée où les inégalités semblent immuables. Pourtant, à travers le regard de Madelaine, l'auteur nous montre que même dans un monde aussi oppressif, un changement est possible. Par son écriture, Sandrine Collette nous pousse à réfléchir sur l'injustice persistante dans nos sociétés modernes. Madelaine, avec la flamme de sa révolte, incarne la possibilité d’une transformation, à la fois pour elle-même et pour ceux qui l'entourent. Madelaine incarne ainsi la résistance face à cette oppression : « Nous n’avions pas la moindre idée d’où elle arrivait. Elle ne parlait pas. Elle se contentait de nous observer avec des airs farouches et de sortir de sa gorge des sons qui appartiennent aux bêtes. Je sais que Rose s’est demandé un instant si elle avait bien fait, si ce que nous avions devant nous était réellement humain. Cela ressemblait au diable. Cela crachait et sifflait comme un serpent en colère, et pourtant elle était adorable cette petite fille, nous en étions conscients tous les deux, un joli visage tacheté de rousseurs et de crasse oui » (43).

En tant que petite fille devenue jeune femme, elle se distingue par sa force physique et sa vigueur morale. Madelaine remet en question les injustices et les conditions de vie misérables qui l'entourent, devenant ainsi une figure d'espoir et de révolte. Son caractère déterminé représente l'étincelle qui pourrait allumer une révolution sociétale, soulignant le rôle fondamental des femmes dans la lutte contre l'adversité.

En effet, Madelaine, en tant que figure centrale, représente l'espoir d'un nouveau départ et d'une unité familiale, ce qui est particulièrement poignant dans un environnement marqué par la souffrance et l'injustice. Son désir de révolte face à l'oppression souligne une tension entre l'aspiration à la liberté et les conséquences potentielles de cette rébellion. Cela reflète une lutte contre un système féodal rigide qui a perduré pendant des siècles :

 

Nous avons la conscience aiguë de l'imperfection du monde ; les terres pourraient être partagées équitablement, et la richesse, et le travail et la maladie. L'amour, aussi. Mais le monde n'est pas juste, il ne l'a jamais été. Nous avons toujours été des gueux et nous avons toujours eu des maîtres. Nous ne savons pas d'où cela vient. De l'éternité, sans doute.

 

L’auteur met en lumière la lucidité des personnages qui expriment leur conscience de l'injustice du monde. Ils savent que tout pourrait être mieux réparti (la terre, la richesse, le travail, et même l'amour), mais la réalité est différente. Ils reconnaissent que le monde a toujours été injuste et ils ne savent pas exactement d'où vient cette injustice, mais ils imaginent que cela vient de toujours, comme une situation éternelle.

J'ai été profondément touchée par Madelaine avant l'aube. Ce roman avec sa simplicité apparente, nous invite à une réflexion profonde sur notre rapport à l'injustice et à la souffrance. Madelaine est un personnage fort et émouvant. Malgré sa jeunesse, elle incarne une révolte silencieuse mais puissante contre un système oppressant. Son courage et sa résilience m'ont profondément inspirée Ce livre rappelle que même dans les moments les plus sombres, l'espoir peut naître et que même les plus vulnérables peuvent provoquer des changements. Il souligne également l'importance des liens familiaux, qui restent essentiels. Je recommande vivement ce roman à tous ceux qui cherchent une histoire riche en émotions et pleine de sens.

 

Sara Abawi

Département de Français

Faculté des Langues étrangères

Université de Jordanie

 

Madelaine avant l'aube

Sandrine Collette

Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)

 

Madelaine avant l’aube: la faim et la fureur

 

« Il y a dans le regard de ceux qui ont connu la faim, une lueur qui ne s’éteint jamais. Une flamme vacillante, promesse d’embrasement. »

 

Sandrine Collette, sculptrice de ténèbres et de fureur, revient avec Madelaine avant l’aube, un roman à l’âpreté minérale, où la nature et les hommes ne font qu’un, où la faim, la terre et la révolte s’entrelacent en une fresque aussi sauvage que poignante. Lauréat du prix Goncourt des Lycéens 2024, ce texte crépusculaire s’inscrit dans la droite ligne des récits âpres et sombres qui jalonnent l’œuvre de cette grande dame du roman noir français.

Dans un hameau reculé, à peine un point sur la carte, la vie se plie aux caprices de la terre et au joug du seigneur des lieux, un despote terrien qui étouffe les siens sous le poids du tribut et de l’injustice. Au cœur de cet espace, entre rivières et labours ingrats, Aelis et Eugène s’accrochent à la maigre lueur de leurs enfants, à la fraternité silencieuse qui les unit à Ambre, la jumelle d’Aelis, et à Rose, l’ancienne, mémoire vivante des Montées. C’est là qu’émerge Madelaine, enfant fruste et affamée, surgie des fourrés comme une bête traquée, sa silhouette frêle sculptée par le manque. Son arrivée bouleverse l’ordre établi. Car derrière sa vitalité brute, derrière ses mains avides et ses courses éperdues, veille une flamme trouble, une étincelle prête à incendier l’horizon.

L’écriture de Collette est un fleuve en crue, un torrent charriant des pierres et des lambeaux de ciel. Chaque phrase est un sillon tracé à même la glaise, un cri de vent dans les futaies. Son style, dépouillé jusqu’à l’os, vibre d’une poésie brute, déployant une langue où chaque mot semble sculpté dans la pierre. Ici, pas d’effusion superflue, pas d’exubérance stérile: l’émotion naît des silences, des gestes rudes et de l’inexprimé.

Mais au-delà du récit, Madelaine avant l’aube interroge les fondements de la soumission et du soulèvement. Où commence la révolte? Dans l’injustice subie ou dans l’irrépressible besoin de briser ses chaînes? Ce roman est une fable de la faim, de la survivance et de l’éveil à la lutte. Il interroge la part de fauve qui sommeille en chacun, prête à rugir face à l’oppression.

Et quand la dernière page se tourne, il ne reste qu’un souffle, âpre et violent, et ces quelques vers pour dire l’âpre beauté du combat:

 

Elle venait du vent, des racines, des pierres,
Elle avait dans les yeux l’éclat des éclairs.
De sa faim est née l’incendie du monde,
D’une enfant perdue, un brasier qui inonde.

 

Pierre Bahgat

Département de français

Faculté Al-Alsun

Université Aïn-Shams

 

Madelaine avant l'aube

Sandrine Collette

Éditions J.-C. Lattès, 2024 (248 pages)

 

Au seuil du jour

 

À une époque, dans un monde où le temps semble se plier sous le poids de l'angoisse, ce roman noir nous invite à suivre l'histoire d'un monde de paysans brisés, asservis à des maîtres, et qui travaillent et endurent l’injustice en serrant les dents, jusqu'au jour où surgit la petite Madelaine. À travers elle, le cri étouffé des paysans va nous entraîner dans un voyage de douleur et d'espoir, un voyage qui interroge la place de l'individu dans une société qui n'accepte pas la différence.

Madelaine, qui a trop souffert dans sa vie, est adoptée et élevée par Ambre, sœur jumelle d'Aelis, toutes les deux mariées à de simples travailleurs à la campagne. Ici Madelaine devrait survivre tout en affrontant une succession de scènes où son passé et sa vie actuelle sont en tension.

Sandrine Collette adopte un style qui dénote une grande force émotionnelle. Elle s'attache à décrire les émotions et à nous montrer le côté extrême de la misère qui dominait la campagne à travers la description profonde des paysages, des saisons hivernales désertes et de la nature dans tous ses états. Ces descriptions font du roman une œuvre hors du temps puisqu’elle s’adresse à une émotion qui est la même à toutes les époques. Si le roman s'enlise dans des longueurs et des descriptions interminables, c’est pour traduire également le poids et la lenteur des jours qui se répètent ainsi que la dureté de la vie de Madelaine.

Ce roman met en lumière la complexité de l'esprit humain face à la douleur et à la reconstruction. Avec Madelaine, on traverse le chemin difficile mais possible vers l'acceptation de soi et la guérison, un long processus mais qui, malgré tout, offre une lueur d'espoir.

Collette aborde plusieurs thèmes universels et en particulier celui des sentiments humains enfouis au plus profond de chacun de nous. Elle cherche à élucider le psychisme de l'individu et la difficulté de vivre avec une douleur, mais en tentant de donner sens à cette souffrance, aux moments les plus sombres. Ce récit explore la psychologie humaine, plus particulièrement les différentes voies que les individus empruntent pour faire face à l'isolement et aux blessures intérieures. Cela dit, le lecteur est ainsi incité à une profonde réflexion sur la condition humaine et sur la capacité de chacun à se relever, malgré l’adversité.

 

                                                                             Cynthia Berberi

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 2, Fanar

Université Libanaise

La désinvolture est une bien belle chose

Philippe Jaenada

Éditions Mialet Barrault, 2024 (496 pages)

 

La désinvolture est-elle une belle chose ?

 

Pourquoi ne pas écrire des livres sur des gens qui sont morts depuis bien longtemps ? Et pourquoi ne pas pointer du doigt la société qui est la leur ?

C'est en rédigeant la pathétique histoire de Pauline Dubuisson dans son livre La Petite Femelle que Philippe Jaenada trouve le souffle d'une nouvelle inspiration. Un nouveau livre s’écrit et avec lui, une nouvelle enquête à mener et une énigme de plus à résoudre. Ainsi, en s'introduisant dans le récit, Jaenada réussit à faire revivre au présent des gens engloutis dans le passé.

C'est avec peu d'espoir et beaucoup d'aventures dans les villes de France qu'a été écrit La désinvolture est une bien belle chose. Un titre bien évidemment intriguant qui met en lumière un thème essentiel de l'histoire : « la désinvolture », mais qui cache aussi une sombre réalité, un sort funeste et une existence perdue. Dans ce roman, Jaenada plonge dans les détails de la vie de ceux qui vivent à Saint-Germain-des-Prés, dans les années 50.  Il narre l'histoire des Moineaux (Groupe d'amis de Kaki, qui se retrouvaient souvent au café "Chez Moineau", un lieu qui, à l'époque, était comme leur maison) et de Kaki, une très belle jeune fille qui s'est suicidée un 28 novembre 1953. À travers ses personnages, l'auteur dénonce la société d'après-guerre, un univers injuste et déséquilibré où des jeunes sombrent dans l'insouciance, dans une légèreté assez trompeuse pour tenter de retrouver leur enfance perdue. « Au fond, tous ces jeunes gens et jeunes filles ne se sentent pas aimés, ils n’ont pas d’avenir. » Jaenada construit ainsi une biographie pour ses figures historiques réelles et nous immerge dès lors dans le tragique de la condition humaine propre à cette époque où la mort, l'injustice et la désinvolture sont toujours au rendez-vous.

Philippe Jaenada donne également une dimension autobiographique à son roman puisqu’il s'inclut dans l'histoire et devient un personnage qui raconte ses aventures dans les bistros de Paris. Afin de créer une proximité avec le lecteur, l’écrivain use de son sens de l’humour pour nous présenter certains aspects de la réalité avec ses particularités plaisantes et insolites. Par un va-et-vient du présent au passé, il captive alors son audience au moyen d’histoires à la fois universelles et personnelles, construisant ainsi une sorte de parallélisme entre les personnes des années 50 d’un côté et lui-même de l’autre. Eux, à la recherche d’une enfance qu'ils n'ont pas eue et lui, désinvolte, désireux d’écrire un livre.

Ce roman est ancré dans la réalité. Il raconte la dureté et l’absurdité de la vie des années d’après-guerre. Il dénonce l'atrocité de la guerre et son influence corrosive sur les gens de l'époque, plus spécialement ceux qui n'avaient pas d’autre choix que de collaborer avec l'ennemi, ou ceux qui étaient adolescents pendant la guerre, dont les événements n’ont fait que les mener à leur propre perte.

Cependant, malgré le poids pesant de la guerre et de ses conséquences si lourdes sur les personnages du récit, les aventures de l'écrivain, ses réflexions et encore une fois son sens de l’humour, rendent le roman plus léger et la lecture distrayante. L’auteur prend en effet son inspiration dans la réalité et la transforme sur le mode de la fantaisie. Le lecteur oscille ainsi entre le présent drôle et amusant et le passé tragique et injuste. Jaenada révèle sa capacité de traiter de thèmes sérieux avec une légèreté apparente, tout en poursuivant une recherche approfondie et suscitant des questionnements.

Peut-on réellement rejeter la faute sur des enfants qui ne cherchaient qu'à être libres mais qui sont tombés dans la désolation ? Pour une raison ou une autre, « La désinvolture serait-elle une bonne chose » ?

 

Mona Yazbeck

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 2, Fanar

Université Libanaise

Jour de ressac

Maylis de Kerangal

Éditions Gallimard, 2024 (256 pages)

 

Et si on est obligé de faire un retour en arrière ?

 

"Ça fait drôle, on descend, il y a une ville, on remonte, trois heures après, il n'y a plus rien." (Maylis de Kerangal).

 

Dans Jour de ressac, Maylis de Kerangal nous entraîne dans une histoire profondément émouvante où la nostalgie et la quête des origines s'entrelacent subtilement.

Tout commence par un appel téléphonique inattendu : une femme, dont on ignore le prénom, est contactée par un lieutenant de police, Zambra, à propos d'un homme qui a été retrouvé sans vie près de la digue nord, au Havre, sa ville d’enfance où elle n’est pas retournée depuis plus de 20 ans. Sur lui, un ticket de cinéma sur lequel est inscrit un numéro de téléphone... celui de la narratrice. Mais pourquoi? Quel lien existe-t-il entre ce défunt et elle? En vérité, elle n'a aucune idée de qui pourrait bien être cet homme.

Pour éclaircir ce mystère, la narratrice quitte sa famille et retourne à sa ville d'enfance. Dès son arrivée, les souvenirs affluent : son enfance, ses rêves, ses jeux, ses pensées, ses amis, son premier amour Craven, dont elle était follement amoureuse et qui a mystérieusement disparu, mais aussi le port, la mer et l'ancien Havre, avant que tout ne change.

L’autrice aborde des thèmes universels comme la guerre, la misère et l'amour. L’un des passages les plus touchants du roman est celui où elle raconte l’interview qu’elle avait réalisée, adolescente, avec sa meilleure amie d’enfance Vanessa. Ensemble, elles ont interrogé Jacqueline, une survivante de la Seconde Guerre mondiale, qui a raconté en détail ce qu’elle a affreusement vécu pour survivre à la guerre. C’était pour moi profondément marquant de lire ce roman en période de guerre…

De plus, cette oeuvre illustre magnifiquement la manière dont le passé peut ressurgir à travers des visages familiers. Lors de son séjour au Havre, la narratrice croise des personnes qui la reconnaissent encore, malgré les années. Par exemple, son ancien professeur d'anglais, qui l'interpelle par son nom et son prénom ! Ou encore Virginia, la sœur de sa meilleure amie Vanessa, qu'elle retrouve dans un café. Ces retrouvailles, pleines de douceur et d'émotion, nous rappellent l'importance des liens humains.

En outre, les descriptions détaillées de toute son aventure permettent au lecteur de visualiser les paysages et les personnages du roman, et de se projeter dans sa propre réalité.

Je lisais ce roman durant la guerre, loin de ma maison, et ces descriptions m'ont ramenée à mon propre foyer, à mes souvenirs les plus chers, même si le Havre décrit par l'autrice est bien différent de la ville où j'habitais. C'était une expérience intense : j'étais tellement plongée dans l'histoire que je me voyais dans ses pages.

Enfin, l'écriture subtile et maîtrisée de Maylis de Kerangal ajoute une dimension fascinante au récit grâce à son style fait de va-et-vient, tel un ressac, comme le titre du roman l’indique. Elle alterne entre le mystère de l'homme retrouvé sur la plage et les souvenirs du passé de la narratrice. Ce va-et-vient constant entre présent et passé donne une incroyable fluidité à l'histoire et maintient le suspense jusqu'à la fin. À chaque page, une question obsédante demeure : mais qui est cet homme retrouvé sur la plage?

Jour de ressac est bien plus qu’un roman. C’est une réflexion sur la mémoire, la vie et les relations humaines. Ce livre vous émouvra, vous fera réfléchir et surtout, il vous captivera jusqu’à la dernière page.

 

Josée El Hayek

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 2, Fanar

Université Libanaise

Jour de ressac

Maylis de Kerangal

Édition Gallimard, 2024 (256 pages)

 

Rencontre entre présent et passé

 

Jour de ressac de Maylis de Kerangal met en scène une narratrice, qui travaille dans le doublage cinématographique. Celle-ci se retrouve confrontée à un événement tragique : la découverte du corps d'un homme près de la digue nord du Havre : « ils l’ont retrouvé sur la plage, avec mon numéro de téléphone dans la poche de son jean ! » (26). Mais bientôt, l’intrigue policière s’efface pour laisser place à une exploration personnelle, où les souvenirs et les émotions de la narratrice prennent le dessus. Maylis de Kerangal excelle dans l’art de mettre en lumière les nuances des relations entre les lieux et les personnes. Cet incident la pousse à revenir dans sa ville natale, qu'elle n'a pas visitée depuis ses 20 ans. Ce retour déclenche une vague de souvenirs, notamment celui de Craven, son premier amour, qui a disparu sans laisser de trace. Le « je » de la narratrice est effectivement omniprésent, créant une voix intérieure qui sonde minutieusement les différentes facettes de l'épreuve qu'elle traverse. Cette voix permet d'explorer en profondeur les thèmes de la mémoire, de l'identité et des relations personnelles, tout en soulignant le contraste entre le passé et le présent.

Ce récit investit le thème du retour aux sources. En effet, le retour de la narratrice au Havre symbolise une quête d'identité et de réconciliation avec son passé. La ville, qui a joué un rôle central dans son enfance, devient le cadre d'une exploration personnelle et émotionnelle. De plus, les souvenirs de la narratrice, en particulier ceux liés à Craven, s'entremêlent avec les événements présents. Cette structure narrative permet de tisser un récit riche en émotions, où le passé et le présent se rencontrent.

Ce qui est intéressant dans ce texte est notamment l'enquête et la découverte que fait la narratrice avec deux trames narratives qui entrelacent présent et passé tout au long du récit. L'appel du policier et la découverte du corps servent de catalyseurs pour l'intrigue. Ils incitent la narratrice à interroger non seulement les circonstances de la mort de l'homme, mais aussi les liens qu'elle entretient avec son propre passé. Des voix multiples surgissent de cet univers créé par Maylis de Kerangal : le récit intègre en effet les perspectives de divers personnages, y compris des témoins, des policiers et des habitants du port. Cela enrichit la narration et offre une vue d'ensemble sur les répercussions du passé sur le présent.

Son style se caractérise par des phrases longues et denses, qui peuvent parfois s'étendre sur deux pages, tout en maintenant une clarté et une cohérence remarquables. Cette approche permet de suivre les réflexions intérieures de la narratrice, tout en étant captivé par un vocabulaire précis et évocateur. Étant donné que la narratrice est comédienne de doublage, le roman s'exprime à travers plusieurs voix. Il alterne entre les aspects d'un thriller, une enquête à la fois réelle et fictive qui se concentre surtout sur l'intériorité du personnage, le portrait d'une ville en déclin, et des éléments autobiographiques. Ces détails personnels ajoutent une profondeur émotionnelle particulière au récit. Par ailleurs, M. de Kerangal dresse un portrait détaillé du Havre, une ville marquée par son histoire et ses ruines. Ce cadre urbain devient un personnage à part entière, reflétant les thèmes de la mémoire et de la reconstruction.

À travers cette œuvre, Maylis de Kerangal explore les ressorts de la naissance d'un roman en mêlant habilement mémoire, enquête et introspection personnelle, tout en mettant en lumière les liens complexes entre le passé et le présent.

 

 

Basel Ziad Al Absi

Département de Français

Faculté de langues étrangères

Université de Jordanie

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

À l’ombre d’une humanité perdue

 

 « Tu viens ici en touriste et tu repartiras en pensant avoir passé de bonnes vacances. Mais on ne vient pas en vacances sur une terre de souffrances. »

 

L’auteur de Jacaranda, Gaël Faye, plonge sa plume dans un encrier de violence et de sauvagerie afin de laisser les foules entendre les cris d’une humanité souffrante, ancrée dans une « philosophie génocidaire ». Par le biais d’un récit explicite, il nous présente les secrets de l’ombre du Jacaranda, cet arbre témoin de plusieurs générations de violence au Rwanda.

Divisée en 26 chapitres, l’histoire se déroule chronologiquement de 1994 à 2020. Notre protagoniste, Milan, n’est pas un enfant typique. Il souffre, et ses douleurs ardentes transgressent sa condition psychique, perturbant son corps et lui causant d’insupportables maux de ventre. Voir le pays de sa mère se détruire chaque soir à la télévision, ainsi que l’indifférence de cette dernière face à cette scène terrifiante, à ce massacre indicible, laisse Milan avec un cœur lourd. On assiste à un dérèglement familial, à une scène tragique où le lecteur ne peut que sympathiser avec cet enfant. Le Rwanda, semblable à une carcasse putride qui ne cesse de crépiter, s’empare de l’esprit du jeune Milan. Pourquoi le silence de sa mère sur ses origines ? Il ne connaît pas, et ne connaîtra jamais, sa mère : la couleur de sa peau est le seul témoin de son passé inéluctable.

Ce n’est que dans un Rwanda post-génocide que Milan co-naîtra ; il renaîtra à ses origines rwandaises tout en tentant de déchiffrer les secrets du jacaranda rwandais, l’arbre-refuge de la jeune Stella, fille de l’amie d’enfance de sa mère.

Ce ne sont pas les cercles de l'Enfer auxquels assiste Milan, comme dans le roman Petit Pays de Gaël Faye, mais les difficiles étapes de la reconstruction d'un pays. Il côtoie des survivants, d'anciens tueurs et leurs enfants, sans savoir qui a joué quel rôle pendant les massacres. Le génocide du Rwanda se distingue par le fait que les Rwandais se sont entretués. On voit dès lors l’image d’un miroir brisé : la conscience collective d’un peuple s’est divisée en deux. L’encre-plume de l’auteur tente de transcrire, sur cette image brisée, le parfum de la douleur humaine — une douleur caractéristique d’une entité cosmique : la Mort. Imaginez maintenant, lecteur, lectrice, vingt ans plus tard, les tueurs reprenant leur place après avoir purgé leur peine, et les survivants et leurs descendants devant reconstruire une société avec eux. Ce processus inévitable touche peu à peu Milan, depuis son adolescence jusqu'à l’approche de sa quarantaine.

L’auteur, qui a grandi entre la France et le Burundi, et dont l’histoire personnelle marque ses romans, se fait d'abord connaître dans le monde de la musique avant de se tourner vers l'écriture, publiant son premier roman, Petit Pays, en 2016.

Mais comment écrire sur l’indicible ? Comment écrire sur un génocide ensanglanté qu’on ignore souvent ? Avec une galerie de personnages attachants, leurs zones d'ombre et de lumière, Gaël Faye réussit à nous faire approcher les enjeux, les causes et leurs conséquences. Ce n'est pas un traité historique, ce qui pourrait constituer un obstacle pour un nouveau lectorat préférant les textes de plaisir, mais un roman. C’est par le biais de quelques destinées individuelles, sans doute représentatives de la société rwandaise, qu'il nous fait ressentir le climat pesant de cette région du monde après les terribles événements que l'on connaît.

Gaël Faye maîtrise presque à la perfection le style de l’écriture, tantôt blanche, tantôt poétique, dans la structure de son roman. Le lecteur ne sera ni rebuté ni ennuyé par le récit, il sera captivé, voire envoûté, par la froideur brûlante des actions, allant de la relation dénuée de toute chaleur humaine avec sa mère, aux passages de témoignages des rescapés. On y voit aussi une valeur propre à l’écriture blanche du style de Gaël Faye, semblable à celle de Camus dans L’Étranger, qui traduit l’apathie du narrateur, embrassant l’absurdité du monde et son silence. Cependant, ici, ce silence serait celui du refoulement du peuple rwandais face à son passé brutal.

L’originalité du roman ne réside pas seulement dans son style d’écriture. Les passages où les rescapés témoignent de leur traumatisme pourraient certes contrarier les goûts romanesques des lecteurs ; toutefois, ils finissent par constituer un atout, tant ils sont bien écrits et mesurés.

Finalement, en dépit de la violence omniprésente dans le roman, le lecteur qui cherche l’extase, qui cherche à éprouver des émotions et à endosser pleinement son rôle d’humain, ne saura le refermer. Ce roman le touchera, le marquera, l’emprisonnera dans les abysses de la mystique humanité, où se cache le gouffre des secrets de l’empathie.

 

Roudy Darwich

Département de français

Faculté des Lettres des Sciences humaines

Université Saint-Joseph de Beyrouth

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

« Jacaranda », Gaël Faye: Sous l’ombre d’un arbre, la mémoire d’un peuple

 

« Les silences sont parfois des hurlements retenus. »

 

Il y a des romans qui s’insinuent en vous, doucement, avant de vous hanter. Jacaranda est de ceux-là. Après Petit Pays, Gaël Faye revient avec une fresque d’une ampleur saisissante, où l’histoire intime d’un homme se mêle à celle d’un pays en quête de vérité.

Milan, jeune métis franco-rwandais, grandit à Versailles, loin du génocide qui ravage le pays maternel en 1994. Mais le Rwanda, même refoulé, le rattrape. Sa mère, Venancia, se terre dans un mutisme où résonne l’écho des morts. Adulte, Milan entreprend de reconstruire cette mémoire refusée. À Kigali, au bord du lac Kivu, dans l’ombre des gacaca, tribunaux populaires de la réconciliation, il cherche des visages derrière les chiffres, des âmes derrière les silences. Claude, Eusébie, Stella : autant de cicatrices à vif, autant d’éclats de lumière.

Faye tisse ici une œuvre où le temps se déploie sur quatre générations. Loin de la fresque historique froide, Jacaranda vibre d’une humanité rare. La colonisation, l’invention des clivages ethniques, l’engrenage de la haine, puis le lent travail de la mémoire : tout cela est là, incarné dans des destinées d’une troublante vérité.

Lire Gaël Faye, c’est entrer dans une écriture où chaque phrase porte le poids d’un monde. Rien n’est pesant, pourtant : sa plume danse entre les ombres, épouse la mélodie de la nostalgie et l’oralité des contes. Il ne raconte pas, il murmure, il chante. Sa langue, d’une limpidité trompeuse, déroule les paysages avec une finesse d’orfèvre.

Le jacaranda, cet arbre dont Stella faisait son refuge, est plus qu’un motif : il est la mémoire végétale d’un peuple. Il dresse ses branches entre le deuil et l’espérance, entre l’oubli et le pardon. À son ombre, les vivants dialoguent avec les absents.

Gaël Faye ne livre pas de réponses. Il met en scène une jeunesse qui oscille entre la rage et l’apaisement, entre la fuite et le retour. Un pays où le sang n’est jamais tout à fait sec, où l’on se parle encore en chuchotant.

 

Là-bas, sous l’arbre aux fleurs d’ébène,

L’ombre s’étire, le vent se tait.

Un nom, un visage, une peine,

Un rêve qu’aucun temps ne défait.

 

Pierre Bahgat

Département de français

Faculté Al-Alsun

Université Aïn-Shams

 

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024 (288 pages)

 

 L’énigme de l’existence

 

<< J’étais perturbé, écrasé par la densité de l’histoire, la petite et la grande, celle de Claude et celle du Rwanda. Leurs douleurs me semblaient incurables. Dans quel marécage intérieur les gens de ce pays pouvaient-ils bien vivre ? >>

 

Jacaranda, le nouveau roman de Gaël Faye, aborde le thème majeur et fondamental du génocide. Ce roman contemporain évoque des sujets qui résonnent profondément dans notre quotidien. À travers son protagoniste, Milan, un enfant qui apparaît dès le début du récit, l'auteur fait écho à son propre vécu. Milan a des parents de nationalités différentes : une mère noire d'origine rwandaise et un père français, unis par l'amour.

 Dès les premières pages, Milan manifeste une curiosité insatiable pour le pays de sa mère, le Rwanda. Cependant, sa mère reste souvent silencieuse face à ses innombrables questions, ce qui pousse Milan à insister davantage sur ce sujet. L'arrivée de Claude, un personnage inattendu, va déclencher l'intrigue. Avec lui, une nouvelle culture entre dans la vie de Milan, notamment à travers l'utilisation du Kinyarwanda, une des langues officielles du Rwanda. Le départ imprévu de Claude marque un tournant dans l'histoire. Le divorce de ses parents constitue le cœur de l'intrigue, permettant à Milan de se rendre au Rwanda. Cette quête le conduit à la découverte d'un pays qui lui est inconnu et l'aide dans sa recherche d'une identité cachée.

La description des lieux à son arrivée au Rwanda met en évidence le contraste marqué entre la France et ce pays. Ce qui est poignant dans le roman, c'est la manière dont Milan aborde la situation instable du pays, la guerre, la souffrance, l'exil, la mort. Son désir d’approfondir ses connaissances sur l'histoire du Rwanda : je veux savoir, je veux comprendre / je suis intéressé à la législation autour des génocides le conduit à assister aux procès du tribunal gacaca dont les juges sont élus par la population locale, où sont révélés les crimes, les souffrances des femmes, ainsi que la mort des innocents.

De plus, le roman aborde le thème de la colonisation et son impact sur les structures profondes du pays aussi bien au niveau social que politique. Ce roman, par les personnages et les histoires qu’il présente, dépasse l’histoire des Rwandais pour devenir l’histoire de tout un chacun.

À travers le style d'écriture de l'auteur, le lecteur s'immisce dans la peau de chaque protagoniste, ce qui permet de découvrir l’univers émouvant de Gaël Faye, où chaque page est imprégnée des souvenirs et de luttes. Les mots de Faye capturent des vérités essentielles sur l’identité et l’appartenance, nous invitant à une réflexion profonde. Il nous invite à nous rappeler qu’en vérité, les récits personnels résonnent souvent avec l’expérience humaine universelle.

 

                                                         Jebril Taleb

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 3, Tripoli

Université Libanaise

Houris

Kamel Daoud

Éditions Gallimard, 2024 (411 pages)

 

Houris de Kamel Daoud : L’enfant du silence et du feu

 

Il est des romans qu’on lit d’une traite, emporté par la force de leur souffle, et d’autres que l’on savoure lentement, accablé par leur gravité. Houris de Kamel Daoud appartient à ces œuvres qui ne se contentent pas d’être lues : elles se vivent, s’éprouvent et hantent leur lecteur bien après la dernière page.

Dans ce récit intense, Daoud explore les séquelles de la décennie noire algérienne à travers l’histoire d’Aube, enfant rescapée d’un massacre islamiste. Égorgée mais miraculeusement survivante, elle porte à jamais sous le menton la cicatrice du carnage. Adulte, une autre question la taraude : peut-elle donner la vie alors qu’elle-même a frôlé la mort ? Son ventre abrite une promesse, mais aussi le poids d’un passé qu’elle ne parvient pas à apprivoiser.

Daoud n’écrit pas la guerre, il en raconte l’après : les survivants errant dans une société amnésique, où la parole est confisquée au profit d’une réconciliation imposée. Aube est une héroïne tragique, prisonnière d’un destin absurde : sauvée sans savoir pourquoi, contrainte de porter un corps marqué par l’horreur. Qui l’a épargnée ? Pourquoi ? À travers son monologue intérieur, elle tente de reconstruire son histoire, d’affronter ses fantômes.

Le roman devient alors un dialogue impossible entre Aube et l’enfant qu’elle porte. Plus le récit avance, plus cette présence informe en devient l’enjeu central : que transmet-on quand on a grandi dans le silence et la peur ? Comment donner la vie quand on a soi-même été arraché à la mort ?

L’intensité du roman ne tient pas seulement à son sujet, mais à l’écriture de Daoud, qui oscille entre réalisme cru et poésie incandescente. Chaque phrase est une brûlure, chaque mot une révolte. Il ne cherche ni à consoler ni à justifier : il exhume les spectres, refuse l’amnésie collective et fait du corps d’Aube le reflet d’une Algérie marquée par ses cicatrices.

Daoud n’épargne rien à son lecteur. Il raconte la peur, la solitude, la honte d’un pays qui préfère taire ses horreurs plutôt que les affronter. Houris est un roman de mémoire, mais aussi un roman de chair, ancré dans le corps mutilé de son héroïne et dans celui d’une nation fracturée.

À bien des égards, Houris est un roman inconfortable. Il ne cherche pas à clore les blessures, mais plutôt à les exposer. Il rappelle que la mémoire est une exigence, que le silence est une violence, et que la littérature est l’un des derniers remparts contre l’oubli.

Lire Houris, c’est entendre Aube nous raconter son histoire, et, à travers elle, la voix d’un peuple. Un roman nécessaire. Un roman coup de poing. Un roman inoubliable.

 

Pierre Bahgat

Département de français

Faculté Al-Alsun

Université Aïn-Shams

Houris

Kamel Daoud

Éditions Gallimard, 2024 (416 pages)

 

Ombres de la guerre : Un hymne à la liberté, à la femme et à la résistance

 

Dans Houris, Kamel Daoud nous fait entendre deux voix surgissant pour nous amener à vivre plusieurs histoires à la fois. La narratrice, Fajr, est une jeune femme en proie à une colère profonde. Elle s'interroge sur le silence qui entoure la guerre civile en Algérie (1992-2002) : « Quand on est en colère, on se perd au milieu des deux langues, avec seulement des cailloux dans la bouche. Te rends-tu compte de ma misère ? Je ne sais même pas insulter dans la langue extérieure. Cependant maintenant on est deux à être coincées » (15). Ce roman explore les thèmes de l'identité, de la mémoire et des relations entre les sexes dans le contexte de la société algérienne contemporaine. Dans ce récit, on suit Fajr qui navigue entre son passé et son présent, confrontée à des questions sur la religion, la culture et les attentes sociales. Il s’y agit d’un long monologue intérieur destiné à l'enfant qu'elle attend, et à ce titre Fajr se demande pourquoi donner naissance à une fille dans un pays si violent envers les femmes : « Je garde le cauchemar, je te rends la lumière ancienne d’avant la vie, je t’empêche d’en arriver aux mains et aux couteaux. Quelque part, même si cela ne durera que quelques jours, je suis ta mère, et je pense à ton bien, et ton bien, c’est de mourir » (22). L’ouvrage propose, du coup, une réflexion sur la quête de sens et la recherche de la liberté dans un monde souvent oppressant : « Dans ces moments, moi, mi-homme mi-femme, mi-morte mi-vivante, mi-muette mi-bavarde, mi-égorgée mi-souriante, je m'amuse et savoure ce millénaire d'ironie pure qui m'installe entre Dieu et nos sexes ».

            Kamel Daoud y explore également la représentation des femmes à travers le concept des "houris", ces femmes idéalisées et soumises, souvent utilisées pour renforcer la domination masculine dans certaines sociétés. À travers le personnage d'Aube, marqué par les cicatrices de la guerre civile algérienne : « je suis la preuve vivante que cette guerre de dix ans a été réelle : (39), Daoud met en lumière la manière dont les femmes sont réduites au silence dans des cultures oppressives. Aube incarne alors une souffrance historique qui va au-delà de la guerre, englobant aussi les normes sociales et culturelles limitant l’expression et la liberté des femmes. En effet, le roman dépasse la critique religieuse pour offrir une réflexion sur la société algérienne contemporaine. Daoud y montre comment ces perceptions influencent la condition féminine, en maintenant les femmes dans des rôles subordonnés. Entre les va-et-vient temporels, et entre deux voix narratives : celle de l’intérieur et de l’extérieure : « Voilà. C’est ça ma seconde langue, celle de dehors. Tandis que là, quand je m’adresse à toi avec la langue intérieure, tout apparaît clair comme un miroir » (15), le lecteur est transporté dans un trajet abordant la décennie noire en Algérie et racontant l'histoire d'une jeune femme qui a survécu à un massacre commis par des islamistes.

Nous avons aimé ce roman et nous avons éprouvé de la sympathie pour Aube, partageant ses luttes intérieures. Pour nous, ce roman a été un voyage émotionnel rempli de douleur, mais il s'est terminé par une fin heureuse, nous donnant beaucoup d'espoir.

 

Yahya Eldkmawy et Lubna Eljarmi

Département de Français

Faculté des Langues étrangères

Université de Jordanie

Houris

Kamel Daoud

Éditions Gallimard, 2024 (416 pages)

 

Quand l’aube de la vie est aussi le présage de la mort

 

« Je te raconterai tout ce que je peux mais, à un moment, il faudra bien s’arrêter. Je suis un livre dont la fin est la tienne ».

Un hurlement dans le mutisme, un film en noir et blanc mal doublé, une mémoire papillonnée, un dilemme théâtral, une révolte féministe contre l’ici et l’au-delà ; tel est l’aquarelle que dépeint Houris.

Dans ce roman publié en août 2014 chez Gallimard, Daoud nous livre un Ultima verba, dans un style cinglant, au paroxysme de l’honnêteté, à la lisière de l’admissible. Au-delà d’une intrigue griffonnée, notre écrivain prend la responsabilité d’être l’œil et la langue d’une guerre algérienne condamnée à un oubli forcé ; toute l’œuvre est donc une infraction rédemptrice, presque un défi. Enseignant à Sciences Po, journaliste, chroniqueur au magazine Le Point et écrivain, Kamel Daoud glisse, entre les pages de son écrit, un morceau de son âme et de son vécu. Le journaliste et le romancier se disputent la plume accouchant d’une réalité authentique teintée de fluidité littéraire aussi saillante que sublime. Effectivement, ce qui distingue cette histoire de guerre d’une autre, c’est son universalité.

Bien qu’assez terne, Houris s’avère être un roman d’espérance, de confession, de continuation et d’enfantement. Aube, Fajr en arabe, est une survivante de la « décennie noire » : la guerre de 1992-2002, en Algérie, occultée avec rigueur. Son égorgeur a rendu un travail inachevé en laissant sa victime avec une cicatrice qui fend sa face en deux, et des cordes vocales tranchées ; mais un spectre vivant néanmoins. Muette pendant vingt ans, voilà qu’enceinte, elle retrouve enfin une voix s’adressant à cette fille qu’elle a dans le ventre. Elle va lui relater sa vie avant de la tuer pour qu’elle devienne houri et rejoigne le paradis promis dans la religion musulmane. Le long monologue à la première personne interpelle le lecteur qui se substitue à la houri et écoute, comme elle, la dissuasion d’être. Toutefois, le meurtre ne peut être ici que crime d’amour : « Trois pilules pour avorter […] Trois pilules et je sauverai une vie entière de la vie entière ».

L’ouvrage porte dans son essence une ode aux femmes, les houris de maintenant, plus encore, toute une révolte féminine contre la société patriarcale et la religion. « Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant. Car dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut ». Aube qui possède un salon de femme juste en face de la mosquée, est un tableau palpable de la rébellion que brosse le roman. Notre écrivain esquisse pour nous une atmosphère où le sacré et le profane manquent d’être balancés.

L’égorgement de Fajr ponctue une renaissance, une résurrection, un point-virgule tourmentant qui la met à jamais à l’index de la vie. La mort dans Houris est une énigme irrésolue : l’héroïne, comme Thésée, traverse le labyrinthe sous prétexte de tuer son fœtus mais vise véritablement de dénouer le fil d’Ariane. Elle décide de revenir sur ses pas, au lieu du massacre, histoire de retrouver une lueur à laquelle elle peut s’accrocher : « On montera là-haut et je te décrirai cet endroit où l’on m’a tranché la tête. Parce que cet endroit est mort partout, sauf en moi ».

Cependant, l’Endroit mort ne s’avère guère être le seul témoin de la guerre. Comme un fruit du hasard, Aïssa, double de Fajr mais bavard, fait irruption. Si les mêmes terroristes lui ont épargné la vie, c’est pour qu’il raconte leurs crimes comme un livre d’Histoire poussiéreux. Son hyperesthésie presque hyperbolique fait du récit de guerre un mécanisme d’adaptation. C’est en discourant interminablement en boucle, qu’Aïssa espère accéder à un certain purgatoire.

« Pouvais-je me taire ? Ne rien écrire avec ma langue dans ma bouche ? Ne pas penser comme un livre ? Devais-je me lever de ma chaise et m’en aller ? »

La tension ne cesse d’escalader au fur et à mesure que l’ouvrage avance vers le dénouement ; pour enfin toucher une note aussi inattendue qu’exceptionnelle.

Kamel Daoud transmet une fiction faisant écho aux contes de fées, comme une manière de dorer la dénonciation de l’Orient et de la nation arabe ; d’un ton direct et cru, sans adoucissement de paroles ou atténuation de la monstruosité des évènements. Entre une guerre algérienne pesée par l’inhumanité, un dilemme d’engendrement où l’avortement semble l’échappatoire, une femme condamnée à vivre et un homme qui se cramponne à sa mémoire comme on s’attache à un sursis, la souillure et l’absurdité du genre humain se dénudent. Une fois encore, après le succès qu’il a remporté dans Meursault, contre-enquête, notre écrivain ne manque pas de s’avérer comme le porte-voix du monde arabe : une plume courageuse refusant de ployer face au despotisme et à la tyrannie.

Le roman a beau se terminer, l’intrigue se poursuit chez un lecteur bouleversé, enchanté, perplexe et ébahi.

 

Joanne Boutros Tartak

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 3, Tripoli

Université libanaise

Archipels

Hélène Gaudy

Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)

 

Un voyage au cœur de l’intime

 

« Et moi qui raconte sa vie, et moi qui n'ai rien compris ».

 

Dans Archipels d’Hélène Gaudy, la narratrice, Gabrielle, nous emmène aux confins de la Louisiane, sur une île métaphorique et pourtant réelle : celle de son père, Jean-Charles. L’œuvre explore les souvenirs fragmentés d’un homme silencieux à travers son atelier, ses carnets et ses objets accumulés. En rassemblant ces pièces éparses, l’auteure nous propose une réflexion sur la mémoire, la filiation et la manière dont l’écriture devient un refuge contre l’oubli.

 

Le titre, Archipels, résume parfaitement le projet littéraire : les îles représentent ces souvenirs épars que l’auteure tente de relier en un tout cohérent. Comme dans Un monde sans rivage, Gaudy utilise la géographie comme métaphore, cette fois-ci pour explorer l’histoire familiale et les liens affectifs.

 

Le style d’Hélène Gaudy se distingue par son écriture poétique et évocatrice. Ses descriptions riches et détaillées peignent des tableaux vivants : « Son imperméable beige. Ses lunettes carrées. Son front dégarni et les cheveux dessus, trop fins, plaqués en arrière. »

Tout un jeu de langage – rimes, chiasmes, phrases courtes et percutantes – accentuent le caractère intimiste de l’œuvre. Certains passages frôlent même le comique, comme cette remarque sur le père : « Un voleur à l’envers. » ou cette question qu’il se pose : « comment va mon livre ? » : des répliques subtiles, et une manière de rendre plus léger le récit par des moments chargés d’émotions et de détails.

 

     Dans Archipels, les thèmes dominants sont nombreux. Le thème de la mémoire et de l’oubli permet au lecteur de s’interroger sur ce que l’on retient ou ce que l’on oublie de nos histoires familiales ; plus précisément, sur la manière de reconstruire un passé que les silences et les absences ont marqué. Ensuite, l’œuvre évoque l’art et la transmission. En effet, à travers la figure du père, l’auteure explore les modalités selon lesquelles la créativité devient un langage apte à exprimer l’indicible. Enfin figure le thème de l’exil, puisque les lieux jouent un rôle central dans l’œuvre, reflétant le sentiment d’être entre deux mondes, entre passé et présent.

 

Divisé en cinq parties (Bayou, Pierres, Feux, Éclipse, Rivages), le roman est conçu selon une structure qui rappelle le processus même de reconstruction de la mémoire. Ces fragments d’écriture, comme les îles d’un archipel, forment un tout grâce à l’élan créateur de l’auteure.

 

Archipels n’est pas un livre que l’on parcourt simplement, c’est tout un univers à explorer. Ce roman est assurément un voyage introspectif qui, à travers des fragments de souvenirs, parvient à toucher l’universel. Si vous aimez les récits qui mêlent poésie, histoire et réflexion intime, ce livre est fait pour vous. Vous y trouverez une voix exceptionnelle qui vous poussera à revisiter vos propres souvenirs et à réévaluer la manière dont vous percevez vos racines. Une lecture qui ne laisse pas indifférent et qui résonne bien au-delà des pages. Archipels est aussi une œuvre qu’aimeraient découvrir tous ceux qui adorent se perdre dans la poésie des mots et les méandres de l’histoire personnelle.

 

Zahraa Haydar Ahmad

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 2, Fanar

Université Libanaise

 

 

 

Archipels

Hélène Gaudy

Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)


Une quête fragmentée au cœur du silence familial


« Si je devais imaginer un lieu pour mon père, donner un tour géographique à son visage, à sa présence la forme d’une île, je crois que c’est précisément à celle-ci qu’elle pourrait ressembler. Parce qu’elle ne cesse de s’échapper, de revenir. Parce que lui-même n’y a pas accès. »

Archipels, le dernier roman d’Hélène Gaudy, publié en août 2024 aux Éditions de l’Olivier, est une œuvre marquée par l’univers artistique de l’écrivaine et plasticienne. Passionnée par l'art et forte de sa formation en études artistiques, Gaudy aborde les objets, les lieux et les traces du passé avec la précision d’une artiste cherchant à capter les empreintes les plus infimes. L’île, loin d’être un simple lieu géographique, symbolise l’impossibilité de saisir le passé. Elle devient une figure flottante, aux contours flous, incarnant la difficulté de rendre compte de la mémoire.

Dans une quête intime, la narratrice cherche à découvrir le passé de son père à travers ses archives, objets et souvenirs. « Parfois, je me demande ce que je suis en train de faire. Je n’ai jamais eu l’intention de raconter la vie de mon père, encore moins de retracer sa généalogie. Je voulais interroger les lieux, les objets. » Loin de se réduire à une réconciliation avec le passé, le roman se transforme en une exploration de l’impossibilité de saisir pleinement une histoire familiale, et des silences qui la traversent.

Chaque objet, chaque lieu, devient une porte ouverte sur la complexité de l’histoire personnelle. Les objets ne sont pas des témoins passifs, mais des pièces d’un puzzle : « Dans l’atelier, je ne suis pas un simple témoin. C’est à moi qu’il reviendra d’arracher les objets à leur écosystème, de briser les liens qu’il a créés entre eux, de vider les lieux. » Comme une plasticienne, la narratrice tente de ressusciter le passé, bien qu’elle sache que cette tâche est vouée à l’échec. Les objets, imprégnés de significations, échouent à reconstituer l’histoire, soulignant au contraire son caractère inaccessible. « Les points sont si nombreux que le dessin est illisible. » La mémoire, comme l’île, reste flottante, partielle, toujours incomplète.

Les objets se transforment en « capsules temporelles », vestiges d’une époque révolue, censés laisser une trace de ce que nous avons été. Mais chaque découverte confronte la narratrice à l’impossibilité de relier ces fragments. La mémoire ne suit pas un ordre linéaire ; elle demeure éclatée, confuse, et ne peut être reconstituée.

L’île, image centrale du roman, incarne l’absence de totalisation. « Il y a une île qui porte ton prénom. Une île qui chaque jour disparaît un peu plus. Sous les eaux. » Cette île devient l’oubli, l’érosion du temps, la disparition des traces. Elle symbolise l’impossibilité de saisir l’intimité d’un père, de comprendre l’héritage qu’il laisse. Elle est aussi un espace clos, une cellule, où l’on tourne en rond sans jamais parvenir à en sortir. « Chaque famille est une île, un écosystème. » Le passé familial devient un monde en soi, échappant à toute interprétation simpliste.

Les non-dits occupent une place centrale dans ce récit. « Que je traduise ses silences. » Omniprésents, ils sont à la fois des barrières et des zones de résistance. La narratrice cherche à combler ces vides, à rendre significatif ce qui n’a jamais été dit, à percer ce qui a été refoulé.

Dans cette quête de sens, elle accumule les fragments de mémoire. « J’entasse mes trouvailles. À mon tour, j’accumule. » Mais cette accumulation ne mène pas à une vision complète du passé. Bien au contraire, elle met en lumière l’incomplétude. Le dessin de la mémoire, comme celui de l’île, demeure partiel et incertain.

Le passé, et en particulier l’héritage de la guerre, est marqué par une violence enfouie. En lisant les journaux de son père, la narratrice se confronte aux ombres de son enfance et aux peurs transmises de génération en génération : « Je lis et relis son journal d’Algérie. J’y retrouve la description précise de mes peurs les plus anciennes. La menace latente. Le corps ensanglanté aperçu sur la route, qui lui revient en rêve. » La mémoire de la guerre, personnelle et collective, traverse les générations et laisse des traces indélébiles. Le corps, pour la narratrice comme pour son père, devient le témoin d’un passé qui refuse de disparaître.

Le processus d’écriture devient un moyen de naviguer dans ces silences, d’affronter l’impossibilité de saisir ce qui a été perdu. La narratrice se trouve à la frontière de l’épuisement et de la révélation : « Je me sens légèrement coupable d’aller dans le quartier de mes parents pour rendre visite à des objets. » Ce sentiment de culpabilité, de devoir assumer les fragments d’un passé trop lourd, traverse le roman. À travers les objets, les lieux et les découvertes, c’est elle-même qu’elle redécouvre, cherchant à comprendre son propre passé et celui de son père. Mais chaque tentative d’éclaircir l’obscurité semble la pousser davantage dans l’incertitude. « Voilà que je le découvre, si tard, sous la forme d’un lieu. »

Il s’agit d’une invitation à accepter l’incertitude face à un passé qui ne peut être entièrement saisi. La quête de mémoire devient une aventure poignante, où chaque mot, chaque objet, chaque découverte devient un point d’ancrage pour comprendre l’héritage familial et les silences qui l’accompagnent. Les zones d’ombre de la mémoire et les territoires du silence se dévoilent, montrant que, face à l’impossibilité de saisir l’intégralité d’un passé, il faut apprendre à vivre avec les fragments, ces points qui ne se relient jamais. Le récit laisse une empreinte durable, telle une île qui, malgré l’érosion du temps, continue d’apparaître et de disparaître sous les vagues du souvenir, rappelant que la mémoire, loin d’être une certitude, est un terrain mouvant où l’acceptation du manquant devient une forme de compréhension.

Remie Farah

Département de Langue et Littérature Françaises 

FLSH, section 3, Tripoli

Université Libanaise



Archipels

Hélène Gaudy

Éditions L'Olivier, 2024 (288 pages)

 

Une preuve d’amour

 

Archipels d'Hélène Gaudy nous plonge immédiatement, dès la première page, dans l'univers de l'œuvre : « Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père » :

 

La bien nommée Island Road est un cordon qui surnage entre le ciel et l’eau, reliant l’île à la côte dans un matin vaste et éclatant, immortalisé par la mauvaise photographie des camions de Google. De temps en temps, un panneau tente de rappeler que le temps existe, le temps et la distance, que quelque chose un jour viendra briser cette droite, ce bitume, cette lumière. Ce que le dernier panneau a un jour indiqué est effacé – une surface blanche, muette, maculée de rouille ou de terre. (8)

 

Cette ouverture de l’ouvrage établit le cadre d'une quête personnelle et mémorielle, où la narratrice découvre que cette île, qui porte le nom de son père, Jean-Charles, est sur le point de disparaître. Le silence du père joue un rôle fondamental dans la narration, particulièrement dans les récits de filiation où il influence à la fois la structure narrative et le développement des personnages : « Si j’avais dû imaginer un lieu pour mon père, donner un tour géographique à son visage, à sa présence la forme d’une île, j’aurais choisi un paysage d’un vert plus printanier, moins sourd, des falaises imprenables et des vallons aimables, des forêts semées d’essences simples et rustiques, d’arbres de peintures naïves » (8). La narratrice s'engage alors dans un voyage qui la mènera à explorer non seulement l'île, mais aussi la mémoire de son père. Ce voyage de découverte est teinté d'appréhension et d'espoir, et la narratrice cherche à encourager la parole de son père sans la forcer, révélant ainsi une dynamique délicate entre silence et mémoire.

 

Gaudy manie la langue avec une grande délicatesse, la transformant pour en infuser beauté et poésie. Son écriture se caractérise par un raffinement indiscutable, permettant à la narratrice d'explorer le silence et le vide qui entourent son enquête personnelle sur son père. Ce récit familial s'affirme ainsi comme une véritable déclaration d'amour, chaque mot étant choisi avec soin pour évoquer des émotions profondes et des souvenirs enfouis.

 

L'œuvre se présente comme une exploration intime des souvenirs et des objets qui jalonnent la vie de son père, un homme qui a choisi le silence comme compagnon. À travers cette quête, Gaudy aborde les thèmes de la transmission et de l'oubli, tout en mettant en lumière la complexité des relations familiales. Ce n’est pas seulement un récit sur son père, mais aussi une réflexion sur l'héritage et les non-dits qui ponctuent les relations familiales :

 

Je suis l’enfant qui signe la fin de leurs départs. J’ai vécu dans le temps du souvenir et des images, dans un éternel retour de voyage. Vieillissant avec mon enfance, mon père s’est peu à peu laissé gagner par la plus grande prudence, par la plus grande angoisse, sans doute tapies en lui depuis longtemps, ma présence réveillant peut-être la grande enfance obscure qui lui collait aux basques. Il a été rattrapé par la peur de rater un train, de laisser l’appartement vide, par la névrose de la vérification, porte bien fermée, compteur bien éteint, et les départs se sont raréfiés, et n’en sont restées que les traces : les marionnettes, les masques, et surtout, tatoué profond dans mon imaginaire, le désir de la fuite (21).

 

La narratrice parvient finalement à habiter le silence, à le rendre tangible, tout en tissant une narration qui met en lumière les complexités de la mémoire et de la transmission familiale.

 

Pour conclure, je peux dire que ce texte de Gaudy était très intéressant à découvrir et à lire. C’est une belle invitation à réfléchir sur les liens familiaux et les souvenirs qui façonnent notre identité, tout en célébrant la beauté de l'écriture.

 

 

Mohammad Al-Fityani

Département de Français

Faculté des Langues étrangères

Université de Jordanie

 

 

Houris

Kamel Daoud

Éditions Gallimard, 2024, 411 pages

 

Cri étouffé

 

Dans ce roman poignant, on suit l'histoire d'Aube, une jeune femme brisée par la guerre civile algérienne, la « décennie noire ». Témoin du meurtre brutal de sa sœur, elle est elle-même survivante d’un égorgement qui l’a laissée sans voix. Elle en garde une cicatrice qu’elle appelle « sourire », mais qui en réalité, porte la douleur d’une guerre. Enceinte d’un géniteur absent, Aube se parle à elle-même, comme si cette voix intérieure était sa seule manière de transmettre son histoire à son fœtus. À travers ce long monologue, elle révèle son passé, ses traumatismes, mais aussi la condition des femmes en Algérie, un pays où la vie est dictée par la religion. 

Ce monologue représente également une sorte de justification doublée d’un amour maternel, puisque Aube décide de donner à sa fille une chance d’échapper à cette société où les femmes sont constamment dévalorisées, en décidant d’avorter. Elle refuse de donner naissance dans un monde marqué par d’innombrables injustices, le sexisme, le patriarcat et l’oubli. Son parcours n’est pas seulement un voyage physique, mais aussi une quête intérieure, où elle croise le chemin d’autres victimes qui lui confient leurs témoignages interdits, des récits qu’ils ont été forcés de taire. Ainsi, peu à peu, Aube découvre qu’elle n’est pas seule dans ce combat. 

À travers une écriture aussi belle qu’intense, Kamel Daoud nous plonge dans l’intimité d’une femme et nous invite à nous mettre à sa place. En suivant Aube, on ressent pleinement ce que vivent les victimes d’une guerre, même longtemps après sa fin. C’est en éprouvant ces émotions que l’on parvient à comprendre, des émotions qui ne peuvent être transmises que par le pouvoir de la littérature. 

Ce roman ne parle pas seulement de l’Algérie, mais aussi de nous, de notre rapport à la mémoire et à la vérité. Il remet en question le monde dans lequel nous vivons, un monde où la guerre semble éternellement reconduite et interminable. Pourquoi donner naissance ? Comment offrir la vie à une génération future dans un tel chaos ? 

Ce roman est une claque, un appel à briser le confort de notre indifférence. Il ne cherche pas seulement à raconter, mais à bousculer, à raviver notre humanité trop souvent anesthésiée. Il nous rappelle que chaque silence face à l’injustice est une complicité, que chaque oubli est une condamnation. Cette œuvre est un cri, une résistance, une vérité brute qui exige qu’on l’écoute.

 

Pia Azwat

Département de Langue et Littérature Françaises

FLSH, section 2, Fanar

Université Libanaise

Jacaranda

Gaël Faye

Éditions Grasset, 2024, 288 pages

L’âme de l’arbre bleu

« Plongez dans l’histoire du Rwanda à travers les yeux de Milan, un adolescent français. » Gaël Faye.

Jacaranda, le roman de Gaël Faye, nous transporte au cœur du génocide de 1994 au Rwanda. Entre tendresse et révolte, Milan explore sa propre histoire familiale et découvre un pays exsangue qui se développe malgré tout. 

Symbole de résilience, le Jacaranda s’accroche à la terre malgré les tempêtes. Il ne s’agit pas seulement du titre du roman parce que Faye s’emploie à faire du Jacaranda un personnage à part entière, ancrant son histoire dans le lieu et le temps, tout en évoquant la fragilité de l’existence humaine.

Dans ce roman d’autofiction, l’auteur aborde différents thèmes délicats telles que les blessures du passé, les discriminations et la perte de ceux qu’on aime. Milan, le protagoniste, découvre et visite le Rwanda après le génocide. Il a comme objet de nous parler de l’histoire de ce génocide et de révéler le secret que renferme ce fameux Jacaranda. Pour cela, il lui faudra relever plusieurs défis qui l'amèneront à redécouvrir ses racines et son héritage culturel et à comprendre son passé. Claude, un autre personnage essentiel de l’histoire, joue le rôle du mentor en servant de guide au protagoniste : il l’aide à mieux comprendre l’histoire ainsi que l’état de ce pays. N’oublions pas Stella, propriétaire de l’arbre majestueux, cet arbre qui renferme un secret que le lecteur découvrira à travers les pages du roman.

Non seulement ce roman se caractérise par le choix minutieux des personnages et de leurs caractères, mais il se distingue également par un style d’écriture unique. Effectivement, il est riche en descriptions bien détaillées des lieux, des personnages et des événements, accompagnées de diverses figures de style, telles les énumérations, les métaphores, les comparaisons et bien d’autres.

Lire le roman et plonger dans ses profondeurs est un chemin parsemé de découvertes et de belles surprises !

 

Zahraa Haydar Ahmad

Département de Littérature et Langue Françaises

FLSH, section 2, Fanar

Université Libanaise